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mardi 8 février 2011

"Il vangelo secondo Matteo", Pier Paolo Pasolini (1964) avec Enrique Irazoqui, Margherita Caruso, Susanna Pasolini

Ce que Pasolini souligne : l'autorité de Jésus. 

Angle d'approche qui est nécessaire dans la compréhension de la singularité de la révélation évangélique. Mais pas suffisant.
Quoi qu'il en soit, cette insistance de Pasolini sur un Christ porteur du Verbe, d'une parole de vérité dite avec autorité, est probablement liée à son intérêt pour le Christ comme figure politique.

Pour quelle raison Pasolini, poète, dramaturge, romancier,  intellectuel, marxiste exclu du parti communiste (suite à des accusations de détournement de mineurs) a-t-il choisi "d'adapter" l'évangile de Mathieu ?
Moins factuel que Marc, moins mystique que Jean, c'est le plus idéologique, le plus politique des évangiles.
Il est écrit par un des douze apôtres.  Mathieu était percepteur des impôts ("publicain"), et pour les patriotes juifs, il était considéré comme un renégat soupçonné de voler les juifs au bénéfice des Romains.
Mathieu écrit en langue hébraïque. Il s'adressait en particulier aux juifs de son époque ; plus spécialement aux rabbins, aux scribes, aux docteurs de la Loi, et à tous les tenants auto-proclamés de la révélation divine.
Pour les convaincre que Jésus est le Messie, le fils de Dieu unique, Mathieu fait le lien avec les textes sacrés, en montrant comment Jésus accomplit les Écritures
Et il insiste sur l'opposition du Christ à leur influence auprès du peuple juif.
Je pense à l'influence des pharisiens par exemple.
Depuis 150 ans environ, ils formaient une secte judaïque (le mot "pharisien" vient du grec "pharisaioi" qui dérive de l'hébreux "peroushim" et signifie "séparés"),  un groupe politico-religieux qui prônait notamment l'extension des pratiques de pureté rituelle, dont certaines étaient auparavant réservées aux prêtres.
Ce faisant, ils mettaient un joug supplémentaire sur les épaules des croyants. Joug jugé doublement injuste par Jésus : faux (car ce n'est pas lettre qui prévaut, mais l'esprit) et hypocrites (les Pharisiens étaient souvent plus exigeants avec les autres qu'avec eux-mêmes).
Ce que le film de Pasolini fait ressortir : l'Evangile est un message radical, un appel à la conversion des cœurs vers le Royaume de Dieu. Son Jésus parle comme un combattant.

A ce titre, la "rugosité" de l'esthétique pasolinienne est cohérente.

Dynamique des cadrages.

Traitement étrange du temps dans la séquence qui commence par les Béatitudes.
J'ai senti aussi une sorte d'empathie avec les jeunes assassins du massacre des innocents : ils ne sont pas spécialement patibulaires.

Il m'a semblé aussi qu'il avait fait quelques ajouts par rapport aux récits évangéliques, et que ces apports personnels témoignaient de son talent.

Ce qui m'a frappé :
- des décors naturels époustouflants de beauté (le Mezzogiorno), dans la dynamique du récit ;
- un reniement de Saint Pierre sans chants de coq ;
- Judas, enroulé dans sa couverture, comme s'il ressentait les frissons du choix de sa prochaine trahison.

Mais plusieurs choses m'ont gêné.

Un détail d'abord : les regards vers le ciel quand on prie… C'est une gestuelle vraisemblable pour les juifs contemporains de Jésus et communément retenue dans la tradition iconographique chrétienne ; mais pourquoi Jésus n'aurait-il pas une approche plus intérieure de son Père ?

Je n'ai pas toujours aimé le choix musical, notamment le negro-spiritual sur la Pieta.

Au-delà de la figure historique vue sous le prisme marxiste, je ne suis pas sûr de comprendre la position de Pasolini.

Il y a parfois une drôle de construction temporelle, avec un effet d'intensification du rythme par accolement de divers épisodes, comme dans la séquence qui commence sur les Béatitudes. Il ne laisse pas le temps de digérer les paroles du Christ, qui semblent comme assénées sur le mode de la propagande agressive.
M-C. Ropars-Wuilleumier parle d'une visualisation directe du texte "qui supprime la méditation et transforme les paroles en récitation désincarnée."
A propos, j'ai été frappé de trouver l'apostrophe caractéristique des Béatitudes dans le dernier interview donné par Pasolini (à Furio Colombo) quelques heures avant son assassinat : "Heureux, vous qui vous réjouissez quand vous pouvez mettre sur un crime sa belle étiquette. Pour moi cela ressemble à l'une des opérations parmi tant d'autres de la culture de masse. Ne pouvant empêcher que certaines choses se produisent, on trouve la paix en fabriquant des étagères où on les range".

Et surtout, de nombreux épisodes de la vie du Christ sont escamotés.
Après visionnage, j'ai lu un texte d'Elie Maakaroun, qui dit très bien ce que je pense : "Mais là où Pasolini nous convainc le moins, c'est quand il filme la Passion. Scène trop rapide. Le personnage apparaît lointain. C'est un Christ qu'on dirait (est-ce une impression subjective ?) pressé d'en finir, allant vers la mort comme vers une sorte de suicide. On se demande si Pasolini a compris le sens profond de la Passion (…) les images ne rendent pas la signification rédemptrice de la Passion. Dans cette scène, le sacré semble bloqué parce qu'il ne passe pas à travers une expérience et une conviction personnelle."
Et pour moi, la Résurrection est plus ratée que la Passion.

Finalement, c'est peut-être à travers sa direction d'acteur que l'on peut approcher la position de Pasolini par rapport au Christ.
Son Jésus est sobre, son regard est profond et insaisissable, dur et ironique pour les Pharisiens, détendu pour les enfants.
Il semble être le porteur autoritaire d'une parole qui le dépasse.

"Le Vangelo a été pour moi une chose si effrayante à faire, que pendant que je le faisais, je m'accrochais et ne pensais à rien", raconte Pasolini en août 1965 dans "Les Cahiers du cinéma". "L'Evangile me posait le problème suivant :  je ne pouvais pas le raconter comme un récit classique parce que je ne suis pas croyant mais athée. D'autre part, je voulais filmer l'Evangile selon saint Mathieu, c'est-à-dire raconter l'histoire du Christ, fils de Dieu. Il me fallait donc raconter un récit auquel je ne croyais pas. Ce ne pouvait être donc moi qui le racontais (…) Pour pouvoir raconter l'Evangile, j'ai dû me plonger dans l'âme de quelqu'un qui croit. Là est le discours libre indirect : d'une part le récit est vu par mes propres yeux, de l'autre il est vu par les yeux d'un croyant."

Selon Elie Maakaroun, "l'auteur a raison de dire que l'unité de son film s'est "pratiquement faite à son insu". C'est qu'à son insu aussi, peut-être, exorcisé, le Dieu de son enfance, de son cœur et de sa culture renaît immédiatement".

La scène de l'Epiphanie se termine étrangement par un zoom sur un jeune garçon qui vient porter les offrandes des Rois Mages aux pieds de la Sainte Famille… Je me suis demandé si Pasolini ne s'identifiait pas un peu à ce garçon, à ce geste humble d'un envoyé des mages devant le Magicien Sacré…

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