Cléo
de 5 à 7 concourut pour la Palme d’Or à Cannes en 1962 … mais repartit bredouille, contrairement à La Dolce Vita, de Federico Fellini, deux ans
auparavant.
En revoyant les deux films il y a peu, j’ai été frappé par leurs points communs.
Tous deux sont fortement inscrits dans une période charnière, tiraillée entre tradition
et modernité.
Ils sont centrés sur un personnage qui se sent seul mais qui est toujours
accompagné : un « anti-héros » représentant la modernité.
Cléo et Marcello sont tous deux très agaçants au début, l’une avec sa vanité narcissique et ses caprices d’enfant gâtée, l’autre avec sa passivité amorale. Autour d’eux, certains personnages appartiennent à un passé révolu : la gouvernante terre à terre de Cléo ; les nobles dégénérés avec qui Marcello passe une soirée, ou encore son père qui est « monté à la ville ».
Ils sont centrés sur un personnage qui se sent seul mais qui est toujours
Cléo et Marcello sont tous deux très agaçants au début, l’une avec sa vanité narcissique et ses caprices d’enfant gâtée, l’autre avec sa passivité amorale. Autour d’eux, certains personnages appartiennent à un passé révolu : la gouvernante terre à terre de Cléo ; les nobles dégénérés avec qui Marcello passe une soirée, ou encore son père qui est « monté à la ville ».
Début 1960, le phénomène de la peoplelisation en est à ses débuts. Pourtant il conditionne le contexte
socio-économique des deux films et, selon moi,
fonde leur problématique : Cléo est une vedette de la chanson française ; Marcello, journaliste, et son collègue photographe Paparazzo (qui est devenu un nom commun, dans un pluriel de meute) traquent les célébrités, même les plus tristes et les plus éphémères.
Cléo n’a commis que trois 45 tours, et Marcello semble avoir renoncé à ses ambitions littéraires. Tous deux vivent une crise : ils sont conscients du côté dérisoire de leur célébrité, et de la futilité de leur vie.
fonde leur problématique : Cléo est une vedette de la chanson française ; Marcello, journaliste, et son collègue photographe Paparazzo (qui est devenu un nom commun, dans un pluriel de meute) traquent les célébrités, même les plus tristes et les plus éphémères.
Cléo n’a commis que trois 45 tours, et Marcello semble avoir renoncé à ses ambitions littéraires. Tous deux vivent une crise : ils sont conscients du côté dérisoire de leur célébrité, et de la futilité de leur vie.
Ils traînent leur angoisse existentielle dans un monde
en mutation, errant chacun dans leur capitale culturelle.
Mais Cléo de 5 à 7 est le pendant féminin, diurne,
solaire, frais, léger de La Dolce Vita, qui, comme ne l’annonce pas son titre
ironique, est plus lourd, flétri et déprimé.
Le film de Varda est souriant. Par exemple, la scène
dans le taxi, où on entend les informations à la radio (l’Algérie, une
manifestation paysanne etc…) se termine par l'annonce du cadeau de Khrouchtchev aux Kennedy : la chienne
Pouchinka !
(Notons au passage que le film de Varda transmet bien, via sa bande-son, le stress engendré par ce flux d’informations, phénomène propre
à la modernité, et qui depuis, avec l’électronique, s’est accéléré et développé
: vitesse, excès de stimuli etc…)
Autre différence essentielle : Cléo de 5 à 7
peut être vu par un enfant de 10 ans. Dans son deuxième long-métrage, on trouve déjà la signature de la réalisatrice : un style intégrant un imaginaire (et surtout un regard) enfantin.
Beau style, qui participe de la fraîcheur dégagée par le film.
Cf le côté
ludique des noms de rue.
Ou la chambre de Cléo. Un grand espace
vide et lumineux - un atelier moderne. Mais à part une barre, où Cléo se
suspend en guêpière, le mobilier siérait mieux au château d’une
princesse solitaire.
Le parcours de l'héroïne consiste en la sortie de ce
monde fantasmatique (d'un fantasme qui n'est pas le sien) vers sa « réalité ».
La musique contribue à la dramatisation, avec des
séquences de style médiéval, en résonance avec l’univers des contes. Cette
musique diffuse le cancer de l’inquiétude existentielle, de la peur de la mort,
qui ronge l’héroïne.
« C’est cette
menace de mort qui va l’accompagner pendant tout le film » dit Varda, « c’est ça qui sous-tend tout son
comportement ».
Juste après que Cléo ait visionné le court-métrage
burlesque, « Les Fiancés du Pont Mac Donald » (avec Anna Karina et
Jean-Luc Godard), alors qu’elle reprend ses déambulations parisiennes, cette
musique refait surface, suggérant que ses démons reviennent la hanter.
Quand la gouvernante se balance sur le rocking chair (d’Agnès Varda), elle
n’est plus vraiment humaine. Angèle devient un petit personnage accompagnant Cléo (sur une balançoire), un Jiminy Cricket.
Ou les passages de mise en scène « cérébrale »
de plans « imaginaires » de personnages, vers la fin de la
déambulation de Cléo, alors que résonnent ses pas sur les pavés.
Autre ingrédient de la poétique de Varda : la
manière de présenter les personnages, et leurs relations. C’est à la fois
direct et énigmatique. Je n’ai pas saisi tout de suite la nature de la relation
entre Angèle et Cléo. Varda m’a laissé réagir (ressentir, imaginer) à ce
qu’elle a choisi de montrer : un épisode de leur relation, au début de
cette heure et demie de la vie de Cléo. « 5
à 7 c’est une expression un peu coquine, c’est l’amour
l’après-midi », dit Agnès Varda. «Mais en fait j’accompagne Cléo de 17h à 18h30 ».
Même les plans glanés
des passants sont dynamiques, chargés.
Et le ballet des clients (figurants involontaires) dans une scène au café est
plein de grâce.
La photo de la scène dans le parc Montsouris : enchanteresse.
Tournée dès 5h30 pour bénéficier de la lumière rasante de l’aube estivale, avec
un filtre vert pour conférer un blanc cotonneux à l’image noir et blanc.
Seule séquence du film à bénéficier d’une grue (un
seul jour) pour un plan d’ensemble sur la balade de Cléo et du soldat.
Autre scène magnifiquement filmée : Cléo dans
le magasin de chapeaux. Ou comment l’équipe technique, adepte de la souplesse
de tournage de la Nouvelle Vague, a su profiter de l’arrivée inattendue de
cavaliers de la garde républicaine, et la filmer à travers la vitrine, dans les
miroirs où se mire Cléo… Le montage son, en introduisant les pas du défilé
bien en amont de leur apparition à l’image, intensifie l’émerveillement
suscité.
Un ton bien propre à Varda, des dialogues légers, une
fluidité…
Le film est plein de vie, d’échappées.
On a l’impression a posteriori qu’il est long,
parce qu’il est riche et « arythmé ».
Changements de registres aussi : lorsque Cléo se
met à chanter, c’est comme une envolée, risquée, mais réussie…
« Belle en pure perte. Je suis un
corps vide. Sans toi. Sans toi. Rongée par le
cafard. Morte au cercueil de verre. »
Il y a aussi cette scène pivot, où Cléo enlève sa perruque (« Si je pouvais m’arracher la tête avec ! ») et sort : les pigeons s’envolent sur son passage, elle passe devant une enseigne « Bonne
santé »… Elle s’ouvre au monde. De princesse Barbie, elle devient femme. Elle sort de son royaume de starlette et découvre les gens dans la rue, écoute les conversations dans les cafés, apprend le regard artistique dans l’atelier où elle retrouve son amie qui y pose nue.
« Pendant
toute la première partie du film, Cléo est définie par ceux qui la regardent », dit Agnès Varda. « Sa gouvernante, la vendeuse de chapeau, son
amant, les musiciens… et ses miroirs… Cléo, elle est regardée.
Et au milieu
du film, j’ai voulu faire une vraie coupure, un vrai changement. Au bout de 45
minutes, la belle Cléo, elle sent que ça craque, la baby-doll, la poupée, la
petite star blonde…
Elle arrache ses déshabillés, elle arrache sa perruque et elle sort. A partir de là, c’est une femme qui regarde, elle regarde les gens de la rue, dans les cafés, elle regarde son ami, après elle regardera le soldat.
Elle arrache ses déshabillés, elle arrache sa perruque et elle sort. A partir de là, c’est une femme qui regarde, elle regarde les gens de la rue, dans les cafés, elle regarde son ami, après elle regardera le soldat.
Pour moi,
c’est une démarche féministe. Je voulais que ce soit une femme qui ne se
définit que par le regard des autres et qui, à partir d’un certain moment, parce qu’elle
se met à regarder, va changer : en fait, elle va se redéfinir elle-même. »
Oui, évidemment, pour Varda, en 1961, c'est une démarche féministe. Mais pour moi cela va au-delà du problème de la condition féminine : le narcissisme
généralisé de nos sociétés, l'exhibitionnisme, la recherche de la célébrité, tout cela concerne aujourd'hui les hommes comme les femmes. C'est ce que j'écrivais au début de ce post, en comparant Cléo et Marcello. Le problème, c'est une exacerbation du désir mimétique, et l'absence de modèle pour combler le vide métaphysique au creux de chaque être… Mais bon, cela demanderait plus de développement.
Revenons au point de vue de Varda et à ceux de ses personnages :
Oui, évidemment, pour Varda, en 1961, c'est une démarche féministe. Mais pour moi cela va au-delà du problème de la condition féminine : le narcissisme
Revenons au point de vue de Varda et à ceux de ses personnages :
- celui de Cléo sur elle-même : fascinée par sa propre beauté ;
- celui des hommes sur Cléo : ses collègues (l'auteur et le compositeur)
trouvent qu'elle se comporte comme une enfant gâtée ;
- celui des femmes sur Cléo : son amie Dorothée semble être la plus adéquate, sans a priori ; mais elle avoue avoir peur des gens qui ont peur, et elle la laisse finalement un peu tomber ;
- celui des femmes sur d'autres femmes : Cléo n'a pas aimé la taxi (endurcie), tandis qu'Angèle la trouve courageuse ;
- celui de Varda sur Cléo : dans le parc Montsouris, quoi qu'en dise la réalisatrice, Cléo reste exaspérante de frivolité, à faire son numéro de music-hall en descendant des marches toute seule…
- celui de Varda sur les hommes : le soldat m’agace un peu (cultivé, plein d’esprit, mais asexué).
En tous cas, Corinne Marchand a perdu 7 kg pendant les 7 semaines du tournage qui a respecté l’ordre chronologique de l'histoire.
Et à propos de chronos, la grande liberté du film doit peut-être beaucoup à la contrainte incroyable que s'est imposée Agnès Varda : que le temps du film se déroule au même rythme que celui de l'histoire, soit en une heure et demie. Ce défi du temps réel a été relevé avec une minutie déroutante : toutes les montres portées et les pendules dans les rues sont dans la chronologie exacte du récit.
"J’ai voulu
combiner le temps objectif et subjectif, comment elle l’éprouve", dit Varda. Jusqu'à l'absence totale de générique de fin, que j'ai beaucoup aimée.
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