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lundi 28 février 2011

"Gloria" de John Cassavetes (1980) avec Gena Rowlands et John Adames

"You're tough" dit le petit Phil à Gloria (Gena Rowlands), qui vient d'envoyer balader ("Take a walk !") la serveuse du snack où ils sont attablés.

Puis il se reprend : "You're strong".

C'est peut-être un résumé du cheminement de Gloria dans le film.

Au début, les deux personnages nous sont présentés comme "tough".

Gloria est une "tough woman"  : talons aiguilles, tailleur en soie, assez dure (pas insensible mais peu compatissante).
Phil Dawn est un "tough kid" : physique de petit mec, il ne pleure pas alors qu'il vient d'échapper au massacre par des mafieux de toute sa  famille ; il écoute ses instincts : dormir, manger…

Cette proximité de tempéraments rapproche les deux personnages, et surtout elle rend leurs manifestations émotionnelles d'autant plus touchantes (c'est la force du regard toujours pudique de Cassavetes) : "I am the man. I can. I am the man", dit le petit Portoricain… avant de se mettre à saigner du nez…

Mais le couple est avant tout lié par le drame brutal et soudain.
C'est la musique qui est chargée d'accentuer la tonalité dramatique. Œuvre de Bill Conti (véritable machine hollywoodienne à composer), elle est très présente, autant dans les scènes de fuite et de suspens que dans les scènes plus tendres d'intimité.

Le scénario est construit selon le schéma classique du "voyage du héros".
Au début, la scène où l'on apprend que Gloria est liée aux mafieux correspond à l'étape habituelle du "Refusal of the call", où le héros hésite à sortir de son "Ordinary world" (pour reprendre les termes de Christopher Vogler dans "The writer's journey").
Dans la scène d'après, Gloria et Phil sont dans les rue de Manhattan. Cassavetes souligne le caractère ordinaire de cette femme qui n'a rien d'une "killeuse" : elle dit qu'elle a pris du poids, qu'elle est fatiguée…
Soudain, les mafieux surgissent et Gloria n'hésite pas une seconde à sortir son flingue : l'étape "Meeting with the Mentor" est zappée, et Cassavetes nous a propulsé au franchissement du premier seuil ("Crossing the first threshold").

"You did it for me", lui dit ensuite le petit Phil. On sent ici un peu trop l'intention scénaristique de faire avancer parallèlement l'histoire sur le plan intime (le seul  qui intéresse au fond Cassavetes, c'est ce qui fait le charme de ses films) : à travers cette péripétie, un lien s'est créé entre eux.
Gloria, belle quarantenaire, célibataire et sans enfant, au nom de star (Gloria Swanson, clin d'œil à la star du muet Gloria Swenson) et aux fréquentations louches, a franchi le premier seuil de son parcours héroïque vers… l'adoption d'un orphelin en sursis.

Puis ils prennent un bus et Gloria parle à un passager qui lui dit qu'elle est folle d'avoir fait ça. L'héroïne  explique alors la motivation de son geste : la mère du petit était une copine. En sortant, du bus, elle dit à Phil que cet homme était son oncle.

Autre rupture du rythme propre au cinéma de Cassavetes : quand Gloria attaque les mafieux dans le resto de la gare. Scène surprenante et un brin invraisemblable.

La scène suivante m'a semblé très juste, quand Gloria court se réfugier chez elle, ouvre la porte en pointant son flingue et en criant "Kill me !", pour conjurer sa peur. Avec Cassavetes, on n'est pas dans la mythification à la "Kill Bill", mais dans l'humain ordinaire porté à des états paroxystiques.

En revanche, la projection dans le petit Phil de l'amour de Cassavetes pour Gena Rowlands/Gloria est pour moi irritante, artificielle.

J'aime bien l'appartement de Tony (Tony Knesich), le parrain : vide, sans intimité et sans âme.

Gloria est un personnage typiquement cassavétien.  Madame Cassavetes n'y est probablement pas pour rien !
Une femme belle et intelligente,
classe et déjantée,
publique et privée,
solitaire et familière,
à la marge et loyale,
cynique et au grand cœur.
Dans ce film, c'est une femme qui a vécu. Comme les taxis cabossés qu'elle prend. 
Ou comme les murs décrépis des hôtels de passe où elle se réfugie avec le petit Phil. 
On ne connaît pas grand chose de son passé, à part qu'elle a été la maîtresse d'un parrain de la mafia new-yorkaise. C'est assez pour tracer le fil rouge de son parcours, de l'ombre à la lumière…
… La lumière de la fin au cimetière… Gloria. La gloire.
La gloire de Dieu, le rayonnement visible de l'Amour, c'est de se montrer avec le faible, être du côté du méprisé.

A chaque vision du film (qui n'est pas un de mes Cassavetes préférés), je marche à fond dans ces retrouvailles espérées.

samedi 26 février 2011

"La Salamandre" d'Alain Tanner (1971) avec Bulle Ogier, Jean-Luc Bideau, Jacques Denis


J'aime bien l'esprit du film, parfois un peu poseur, mais toujours sympathique.
Le choix des deux comédiens principaux contribue beaucoup au caractère bonhomme du film.
Un objet un peu bidouillé, avec Jean-Luc Bideau.
La bidouille est volontaire, dans le fond et la forme.

Mais le thème musical principal (que j’adore) de Patrick Moraz donne une tonalité plus (rock) lyrique au film. (Patrick Moraz, autre Suisse et claviériste de son état, avait alors créé un groupe de hard rock progressif "Mainhorse Airline". Il rejoindra plus tard les groupes Yes et The Moody Blues.)
Or ce thème intervient dans des moments clés du film :

- la première fois que l’on voit Rosemonde, enfilant des capotes sur un tuyau déversant de la chair à saucisse ; Tanner prolonge la durée de ce plan et l'accompagne dudit thème musical, de sorte que le rire se lézarde, la bi(dochan)douille laissant place à la contestation politique, sur le fond, comme sur la forme ("singeant le cinéma-vérité dans ses failles, et donc refusant le vérisme, le deuxième long de Tanner prend d'étonnantes teintes parodiques", note Guillaume Massart).
- dans la séquence finale (ci-contre), où Rosemonde, tout juste libérée de son travail aliénant, assumant pour la première fois son choix, sans peur et sans reproche, se retrouve dans la rue, transportée de joie, seule souriante parmi les passants genevois, seule mais rayonnante car à présent sûre de ne pas être seule.

Ainsi "La Salamandre" est-il un film roboratif pour tout auteur-réalisateur. Il y souffle un esprit de liberté revendiqué et assumé comme procédé de création. Dans un pays où le cinéma survit sous forme artisanale, Tanner rappelle que tout est possible, qu'il ne faut pas avoir peur de se perdre, qu'un film est une aventure où se lancer à corps perdu, avec le sourire de la liberté d'être, simplement.

"La Salamandre" est marqué par l'humour politique d’un cinéaste rebelle dans la Suisse des années 70.
Tanner fait un film sur un « work in progress » précisément dans son domaine de travail, l’écriture d’une fiction. On sent que ses deux personnages ont toute sa sympathie, sur un registre qui oscille entre l’ironie distanciée et la transmission d’une parole d’autorité un peu agit-prop.
Ce positionnement délibérément bancal est souvent relayé par la voice-over de la narratrice. 
Par exemple, juste après la scène où Pierre a rencontré l’oncle, figure tristement commune de la Suisse plouc et réac, (un bon citoyen qui vénère son fusil d’assaut comme un totem national), la voix off raconte : « Contrairement à l’oncle de Rosemonde, Paul aimait le vent. Paul attendit le vent pendant deux jours, mais le vent ne vint pas. »
Toujours ce ton mutin, qui caractérise encore, plus tard dans le film, cette autre phrase, à la fois drôle et pertinente : "Une majorité silencieuse est composée de gens comme vous et moi, munis de bras et de jambes, mais qui de temps à autre, dans le secret d'un isoloir, séparés de leurs frères comme au toilettes, votent pour des cuistres et des canailles".
Cette voix, celle de Tanner, est ancrée en Suisse, et s'adresse aux autres, aux spectateurs de cette "chronique en couleurs noires et blanches", comme le proclame le générique. En témoigne cette explication, au détour d'une péripétie : "les distances étant courtes dans notre petit pays." Remarque comme toujours empreinte d'humour, ici sous forme d'auto-dérision.
Toutes les scènes autour du processus de création avec Pierre (Jean-Luc Bideau) et/ ou Paul (Jacques Denis) m’ont intéressé.
A commencer par la première : Paul accepte la proposition de Pierre de collaborer à l’écriture d’un téléfilm de commande, selon certaines conditions sur les modalités de fonctionnement, et après avoir pris connaissance d’un entrefilet du fait divers, squelette dramaturgique qui doit être la source de leur histoire : une jeune fille accusée de tentative de meurtre (au fusil  d'assaut) sur son oncle.
Titillé par son prénom - « Rosemonde »-, Paul se met de suite à imaginer son personnage, son environnement familial, géographique et culturel, et son destin…
Quand il a eu fini, Pierre le pragmatique lui lance avec une pointe d’humour : « Qu’est-ce que tu fais de la réalité ? ». « Et qu’est-ce que je viens de raconter ? » lui répond Paul, énervé. «C’EST la réalité ». Et il lui enjoint de ne rien lui transmettre comme info sur elle. Lui, le modeste peintre en bâtiment, qui dira plus tard écrire pour amener sa petite brique, emporté par son enthousiasme créateur et son imaginaire, veut composer son personnage dans sa tour d’ivoire. Il lui donne même un autre nom : "Héliodore". Quant aux autres personnages, Paul est preneur de toute info que Pierre pourrait récolter. 

Pierre est à la fois pragmatique et désinvolte, revenu de tout et contestataire, tenant les cordons de la bourse du film et vivant à crédit (Paul vivant d'expédients), froid et parfois pourtant sensible à la beauté et la vérité lorsqu'elle affleure (c'est ce que j'ai cru voir quand il photographie Rosemonde)… 
Pierre est journaliste, Paul est écrivain.
Pierre a une approche stratégique alors que Paul a une approche poétique.
Pourtant Pierre est plus empêtré dans le réel que son camarade. L'un se débat, l'autre chante. C'est un peu la Fourmi (suisse) et la Cigale (cf le père de Tanner, originaire de Provence).
"Sublime et lugubre pays !" s'exclame Paul lorsqu'ils découvrent le bled d'où Rosemonde est originaire. "C'est beau par ici". Pendant ce temps, Pierre trépigne et se plaint "J'ai faim, j'ai froid"
En fait Pierre est plus superficiel, parce que plus refermé sur lui-même. Grelotant de froid en attendant Rosemonde, il préfère penser à son arrivée au Brésil, ses premières sensations…
Mollassonne et peu incarnée, selon moi Bulle Ogier n'est pas très "cinégénique". 
A ce propos, la scène où Tanner lui fait bouger la tête dans tous les sens sur le morceau "Heavy Juke Box" est intéressant ; d'autant qu'elle poursuit sa gesticulation en silence, une fois que sa coloc a éteint la musique ("T'es pas un peu folle !?"). Comme si, au-delà de "l'éclate rock", il fallait remuer tout ça, ébrouer les pensées qui la minent, laisser l'instinct parler. 
Son interprétation d'une jeune fille écervelée et perdue n'en demeure pas moins médiocre.
C'est une faiblesse de la directions d'acteur car Tanner joue délibérément sur le décalage entre la trivialité de la réalité (Rosemonde) et la sublimation par l'imaginaire (Héliodore). 
Sorte de "Nikita" suisse des années 70, Rosemonde mâche ostensiblement du chewing-gum, traîne, se gratte la jambe, met la radio, se cure les entre-orteils etc… 
Elle se positionne vaguement comme objet de désir fantasmé sur le lit de Pierre, mais n'est pas désirable. Jusqu'au moment où elle se tire le pendentif sur la bouche, joue de ses lèvres avec la croix. Jusque-là affairé sur son article, Pierre n'est pas resté insensible à cette transgression  : "J'ai presque terminé. Deux minutes".

Le personnage imaginé par Paul a une conscience de sa singularité, de son destin, qui manque à son modèle. 
L'aventure de l'expérience créatrice mènera Paul-Pygmalion à donner cette conscience à Rosemonde elle-même. 
Car le pont entre la réalité de cette ado attardée et l'imaginaire de l'écrivain est la révolte : Rosemonde étouffe dans le carcan de la Suisse bien pensante, Suisse profonde même à Genève. Rosemonde refuse les jobs aliénants (ouvrière à la Sogex, une usine à saucisse, vendeuse chez Bally, un magasin de chaussures). Au début, lorsque Paul la rencontre finalement malgré lui, par surprise (il en oublie le stylo qu'il est allé chercher), le décalage avec ce qu'il avait imaginé bloque sa créativité : 
"Paul avait des problèmes, depuis qu'il avait rencontré Rosemonde"
Puis une remise en question bienvenue le remet sur le chemin de la création : "Il y a une Rosemonde de trop. C'est pas elle." C'est la sienne, dont il va faire le deuil. 
Il va sortir de lui, se rapprocher de son modèle réel, entrer en empathie avec son sujet, Rosemonde. D'où son choix d'un récit à la première personne.
Pierre aussi se remettra en question (son approche journalistique du Brésil).
Paul avoue à sa femme l'avoir trompée pour la première fois. En bonne hippy, sa femme réagit à peine, avec l'accent genevois : "Ta vie est un peu compliquée en ce moment mon chéri. Moi, tout à fait par hasard, j'ai trouvé un texte de Heine, que je voulais te lire. Il a écrit ça en 1828 : "Oui, ce sera une belle journée. Le soleil de la liberté réchauffera la terre de plus de bonheur que toute l'aristocratie des étoiles. Une nouvelle génération se lèvera, engendrée dans des embrassements librement choisis, et non plus sur une couche de corvée et sous le contrôle de percepteurs du clergé. " etc…


Pierre, Paul, Jules et Jim, Rosemonde, Rosebud…

Paul pose la question essentielle à Rosemonde : "Qu'est-ce que tu veux, toi ?". 
- Je ne sais pas.
- Mais si, tu sais !
- Je voudrais que les gens arrêtent de m'emmerder."
Réponse qui paraît aujourd'hui aussi décevante qu'un peu limitée la révolte de Pierre, Paul et consorts. Certaines scènes en pâtissent, comme les dernières phrases dans le tram (discours anti-autorité), et la scène qui suit, où Paul vient chez Bally, "déguisé" en client, pour y retrouver Rosemonde… 
Le monde rose de Tanner nuit parfois aux couleurs noires et blanches de son film.

mardi 22 février 2011

"Single White Female" de Barbet Schroeder (1992) avec Bridget Fonda, Jennifer Jason Leigh, Steven Weber

Une fois n'est pas coutume dans ces petits carnets : un film médiocre.
J’ai eu l'impression que Barbet Schroeder (auteur de l'hallucinant documentaire "Général Idi Amin Dada : autoportrait") exécutait le scénario, lui-même plutôt faible (voire carrément mauvais à la fin, où il faut absolument qu'il y ait une explication avant le meurtre ultime du double mimétique).
Tout est un peu "cheap", comme cet effet de sonnerie du téléphone hors champ bien localisé sur la piste de gauche, où la musique de Howard Shore, très quelconque.
Jennifer Jason Leigh joue sur son registre habituel une dingue, Hedy, a nuisance : elle en fait des tonnes, et dans un sens, cela rend chaque apparition de Hedy encore plus insupportable.
J'ai bien aimé :
- le décor et son traitement : un vieil immeuble new yorkais, au sous-sol peu engageant, et aux ascenseurs en acier grinçant ; l'appartement où je me perds complètement (je ne sais pas si c'est volontaire ou si c'est juste ma perception d'handicapé du sens de l'orientation).
- Peter Friedman (ci-contre) qui interprète Graham, le voisin homo.
- le corps de Bridget Fonda !

Secondairement, le film a pour moi un autre intérêt. Il témoigne d’un phénomène patent : de plus en plus présentes sur nos écrans de cinéma, les histoires de jumeaux interpellent nos sociétés.
Il y a deux scènes en miroir où Hedy est… devant un miroir, avec son double : sa sœur jumelle au début, et Allie (Bridget Fonda) plus tard, à qui elle dit : « Toi, tu as de la classe ». On est dans le mimétisme le plus flagrant : croire que l’autre possède quelque chose qui nous manque, quelque chose d'aussi désirable que vague, qui fait de l’autre un modèle, puis un rival. Comme premier geste de violence, Hedy tue un chiot innocent (ci-contre), le bouc-émissaire de sa division intérieure.

La figure des jumeaux reflète probablement l’intuition que la violence mimétique des doubles fonde les civilisations humaines ante- et anti-chrétiennes.
Le psychologue français René Zazzo a consacré plus de vingt ans de sa vie en recherche sur les jumeaux. Son postulat de base est que nous sommes tous des jumeaux. Pour lui, ce sont les jumeaux qui représentent le mieux la situation de couple que nous connaissons tous, dans une multitude de situations depuis notre naissance. Les jumeaux sont des couples « excessifs » ou « par excellence », et il est d’autant plus facile d’y étudier des phénomènes qu’ils sont comme plus apparents dans cette population. Dans « Le jumeau, le couple et la personne », Zazzo écrit : « le couple de jumeaux est à considérer non comme un particularisme mais comme un cas particulier, cas limite d’une situation générale » : la situation de couple."
En particulier, chez les jumeaux, le double mimétique n’est pas une notion mais une réalité incarnée, prégnante dans leur identité. La rivalité et l’indifférenciation sont vécus quotidiennement dans la première cellule relationnelle des jumeaux. Dans « Les jumeaux face à l’Œdipe », Catherine Droehnlé-Breit constate qu’« au moment de la phase phallique, le jumeau semble venir prendre la place, habituellement réservée au parent du même sexe et se positionner comme rival par rapport au parent convoité. Dans une telle configuration, les jumeaux occupent deux pôles du triangle (…) le renoncement au parent du sexe opposé se fait correctement, mais le choix d’un objet sexué se trouve entravé par le co-jumeau qui reste un rival. »

dimanche 20 février 2011

"The Thin Red Line" de Terrence Malick (1998) avec James Caviezel, Nick Nolte, Sean Penn, Elias Koteas, John C. Reilly, John Cusack, Woody Harrelson, John Savage, Adrien Brody

Film choral, mais chœur de voix intérieures. 
Polyphonie formelle en accord avec une recherche métaphysique d'unité panthéiste derrière l'apparente dualité. Rien de cucul ou New Age. Au contraire, à travers toutes ces voix, Malick pose des questions fondamentales, et je trouve ça plutôt courageux d'assumer si clairement ces questionnements de nos jours.

Vrai film d'auteur, très beau scénario, parfois chargé d'une sombre puissance (scène sur le bateau). Film anti-guerre plus intéressant, plus mûr qu'"Apocalypse Now".

Intériorité dans le contexte dramatique de la guerre. 
Cf le traitement de la crise de panique, en pleine bataille, du sergent McCron (John Savage) qui finit par "péter les plombs" et crie en brandissant une plante cassée : "That's what we are".
Vision brute, réaliste, de la guerre. 
Dureté des rapports humains. Le sergent Edward Welsh (Sean Penn), à Witt : "In this world, a man, himself, is nothing. And there ain't no world but this one."
Peur (avant le débarquement à Guadalcanal, ou quand la patrouille découvre les corps mutilés dans les bambous).
Faim, soif, crasse, épuisement… 
Dormir dans la boue.
Les balles fusent de très loin, avec un étincelle. 
Brutalité des explosions. 

Casting magnifique (à part Travolta qui joue avec la finesse d'un crétin des Alpes italiennes ; son texte est fort, comme l'ensemble des dialogues du film, mais il est ridicule en brigadier général).
James Caviezel ("Witt", ci-contre) is a natural : au début, dans l'îlot paradisiaque mélanésien, visage détendu, sourire rayonnant, échanges sereins avec les indigènes, corps svelte et musclé, il est très beau.
Excellent Woody Harrelson dans la scène où il est mortellement blessé ("I just blew my ass off !") par une grenade qu'il a mal dégoupillée.
La scène dans les barges de débarquement est emblématique du style du film : mouvement ample et puissance intérieure, à l'instar de la nature (l'océan en l'occurrence).

Scène culte (ci-contre) où, à Guadalcanal, la patrouille croise un indigène mélanésien qui ne les calcule pas.

Superbe plan quand Witt soigne les blessés au bord de la rivière en méditant en voice over : "Maybe all men got one big soul who everybody's a part of…"

Intelligence du flashback sur le passé amoureux d'un soldat qui avance dans la patrouille de tête : on ne voit jamais son visage. Dans un souvenir (ou un rêve), on ne se souvient pas de soi, de sa propre apparence.

A la fin, lors de la prise des positions japonaises sur la colline (ci-contre), les considérations en voice-over sur le mal auraient pu être pompeuses. Mais c'est superbement réalisé, dans l'avancée continuelle des soldats américains, en prise au danger tout azimut, à la folie. 

Respect pour la scène de prière du capitaine Staros (Elias Koteas), devant la flamme d'une bougie. Mettre en scène une prière n'est pas chose aisée (en témoigne les ratés de "Des hommes et des Dieux") et ici c'est simple et vrai.
Quant à la scène où, en pleine bataille, Witt accompagne le jeune soldat qui meurt, pour moi elle suffirait à justifier le film, la filmographie de Malick, le cinéma en général ; avec en particulier cette contre-plongée (ci-contre) du point de vue du moribond sur le soleil à travers les feuilles trouées. C'est ma came, je me sens proche de Malick. 

Idem pour les nombreuses réflexions sur "the Glory", "the Light" : approche spirituelle qui me parle… 
Voice over de Witt : 
"We were a family. How'd it break up and come apart, so that now we're turned against each other ? Each standing in the other's light ? How'd we lose that good that was given us ? Let it slip away. Scattered it, careless. What's keepin' us from reaching out, touching the glory ?"
Voice over de Private Train (John dee Smith) : "Who are you to live in all these many forms ? Your death that captures all. You, too, are the source of all that's gonna be born. Your glory. Mercy. Peace. Truth. You give calm a spirit, understanding, courage. The contended heart (…) 
One man looks at a dying bird and thinks there's nothing but unanswered pain. That death's got the final word, it's laughing at him. Another man sees that same bird - and fells the glory - feels something smiling through it."

dimanche 13 février 2011

"Mon oncle d'Amérique" d'Alain Resnais (1980) avec Gérard Depardieu, Nicole Garcia, Roger Pierre,Pierre Arditi

Extrait du commentaire d'Henri Laborit :

"L’évolution, l’évolution des espèces, est conservatrice. Et dans le cerveau des animaux on trouve des formes très primitives.

Un premier cerveau que Paul Maclean a appelé le cerveau reptilien. C’est celui des reptiles, en effet, et qui déclenche des comportements de survie immédiate sans quoi l’animal ne pourrait pas survivre. Boire, manger, ce qui lui permet de maintenir sa structure, et copuler, ce qui lui permet de se reproduire.
Et puis, dès qu’on arrive aux mammifères, un second cerveau s'ajoute au premier. Et d’habitude on dit, avec Maclean encore, que c’est le cerveau de l’affectivité. 
Je préfère dire que c’est le cerveau de la mémoire. Sans mémoire de ce qui est agréable, de ce qui est désagréable,il n’est pas question d’être heureux, triste, angoissé ; il n’est pas question d’être en colère ou d’être amoureux. On pourrait presque dire qu’un être vivant est une mémoire qui agit.

Et puis un troisième cerveau s’ajoute aux deux premiers. On l’appelle le cortex cérébral. 
Chez l’homme, il a pris un développement considérable. On l’appelle un cortex associatif. 
Ce que ça veut dire? Ça veut dire qu’il associe. 
Il associe les voies nerveuses sous-jacentes et qui ont gardé la trace des expériences passées ; il les associe d’une façon différente de celles où elles ont été impressionnées par l’environnement au moment même de l’expérience. 
C’est-à-dire qu’il va pouvoir créer, réaliser un processus imaginaire.

Dans le cerveau de l’homme, ces trois cerveaux superposés existent toujours. 
Nos pulsions sont toujours celles très primitives du cerveau reptilien."

S'il y a un film qui mérite l'appellation de "film-cerveau", c'est bien celui-ci. 
Resnais nous convie à son expérience filmique, basée sur une théorie (même si ce n'est pas la démonstration d'une théorie).
Une théorie sur le cerveau.
Or si le film fonctionne c'est peut-être parce que Resnais, qui est un formaliste comme il le dit lui-même, semble calquer son approche formelle sur le fonctionnement du cerveau : il associe le réel (passages documentaires avec Laborit, les seuls accompagnés de musique), la fiction (la mémoire personnelle des évènements vécus par les personnages) et la voix-off du narrateur (qui réalise "le processus imaginaire").  
"J'ai des images dans la tête" explique Resnais dans le reportage des bonus, "mais je n'ai pas les ponts". Au tournage, on "remplit les creux." "C'est cette partie-là la plus intéressante".
Resnais crée aussi des liens entre les vies des personnages, puisque selon la théorie de Laborit, ce sont les autres qui imprègnent et marquent notre cerveau, et vivent ainsi en nous.
Laborit rappelle d'ailleurs très justement que nous avons constamment besoin des autres, dans le sens le plus concret : nous ne sommes pas polytechniciens.
"On peut donc distinguer quatre types principaux de comportement :
1) Comportement de consommation, qui assouvit les besoins fondamentaux.
2) Comportement de gratification. Quand on a l’expérience d’une action qui aboutit au plaisir, on essaie de la renouveler.
3) Comportement qui répond à la punition ; soit par la fuite qui l’évite ; soit par la lutte qui détruit le sujet de l’agression.
4) Comportement d’inhibition : on ne bouge plus, on attend en tension. Et on débouche sur l’angoisse. L’angoisse c’est l’impossibilité de dominer une situation"."
Les personnages me paraissent un peu "irréels". C'est leur manière de parler, comme s'ils lisaient leur texte… On est comme dans un rêve.
En particulier Jean Le Gall (Roger Pierre), le bourgeois qui se laisse vivre : il est un peu mou, "flottant", terne. 

De manière étonnante, René Ragueneau, interprété par Depardieu, est le personnage le plus passif, le plus effacé. Du moins jusqu'à la scène où il rompt avec sa famille paysanne (ci-contre), et où l'on retrouve le Depardieu habituel. 
Les scènes plus "dramatiques" sont un peu surjouées.
Dans la scène où la comédienne Jeanine Garnier (Nicole Garcia) est ramenée chez elle par sa mère, Nicole Garcia joue faux. Elle est un peu "fake", comme la star-fétiche de Jeanine, un homme : Jean Marais. 

La star-fétiche de Jean est Danielle Darrieux, "dont il est depuis l'enfance un fervent admirateur", et dont il se plaît à dire qu'il n'a jamais été fidèle qu'à elle. Jean est né dans un île. C'est un intellectuel (son héros est depuis toujours un personnage d'un livre, le roi de l'or, "Mon oncle d'Amérique") aux ambitions politiques. "Ministre, c'est pour écrivain qui n'a pas réussi" lui dit sa maîtresse Jeanine.

La star-fétiche de René est un homme : Jean Gabin. Son côté "j'encaisse en silence" semble le toucher particulièrement.
Une fois devenu directeur d'usine, son agressivité à peine désinhibée le fait entrer dans le cercle de la rivalité mimétique avec son double et concurrent Léon Veestrate (Gérard Darrieu).
Lorsqu'ils sont ensemble dans un dîner, les gros-plans sur les invités, qui ont l'air de poupées, donnent un style presque bédéesque.
Soumission agressive de René servant le repas qu'il a préparé à son rival qui s'apprête à le dévorer tout cru (Darrieu, ci-dessous, à la mâchoire idoine)
L'inhibition c'est quand on s'aperçoit qu'on ne peut ni lutter ni fuir, qu'on est coincé. Or, dans nos sociétés policées, on est presque tout le temps dans l'inhibition de l'action. Pourtant l'expression de la violence défensive est salutaire, pour le sujet du moins, même si l'explosion aggressive est rarement rentable. Inhibée, la violence agressive provoque angoisse, infection, toutes sortes de maladies psycho-somatiques, cancer etc…
René va développer silencieusement un ulcère.
Tandis que Jean aura des crises de colique néphrétique qui le feront hurler comme une chochotte.

Souvent, j'ai l'impression que les comédiens jouent mal. Je me suis demandé si c'était volontaire, pour styliser, ou pour créer un décalage.   
Mais dans le bonus, Resnais explique que souvent au tournage, il a la tête au montage et que pour lui, diriger c'est expliquer la psychologie du personnage au comédien et ensuite ne pas le déranger…
En tous cas, le contraste est flagrant avec les animaux (rats…), bien meilleurs devant la caméra !
Ceci dit, les comédiens qui jouent faux incarnent des personnages qui sont dans le faux. 
Chacun recherche soi-disant son plaisir ou le bonheur, alors qu'il est mû par des pulsions qui le dépassent, qui restent inconscientes, masquées par le langage et travesties par les modèles culturels.
C'est ce que dit Zambeaux (Pierre Arditi), le plus cynique, le plus dur des personnages : "L'Amérique, ça n'existe pas. Je le sais. J'y ai vécu." 
Exemple du processus d'occultation : Arlette (Nelly Borgeau), la femme de Jean (le ministre) masque son égoïsme. Elle se met dans une position de domination par rapport à son ex-rivale, Jeanine. Elle dit avoir menti pour les autres : pour son mari (sa réussite), ses enfants.

Je ne souscris pas complètement à la vision de Laborit considérant la domination comme un comportement nécessaire. En gros, la finalité du cerveau serait la domination. 
Par contre, ce qu'il dit à la fin,  rejoint tout à fait ma préférence pour la vision de René Girard centrée sur le désir mimétique par rapport à celle de Freud axée sur le traumatisme : 
"L’inconscient constitue un instrument redoutable non pas tellement par son contenu refoulé, refoulé parce que trop douloureux à exprimer, car il serait «puni» par la socioculture, mais, par tout ce qui est, au contraire, autorisé et quelquefois même «récompensé» par cette socioculture et qui a été placé dans son cerveau depuis sa naissance. Il n’a pas conscience que c'est là, mais pourtant c’est ce qui guide ses actes. 

C’est cet inconscient-là qui n’est pas l’inconscient freudien qui est le plus dangereux. 

En effet, ce qu’on appelle la personnalité d’un homme, d’un individu, se bâtit sur un bric-à-brac de jugement de valeurs, de préjugés, de lieux communs qu’il traîne et qui, à mesure que son âge avance, deviennent de plus en plus rigides et qui sont de moins en moins remis en question. Et quand une seule pierre de cet édifice est enlevée, tout l’édifice s’écroule. Et il découvre l’angoisse. 

Et cette angoisse ne reculera ni devant le meurtre pour l' individu, ni devant le génocide ou la guerre pour les groupes sociaux pour s’exprimer.

On commence à comprendre par quel mécanisme, pourquoi et comment, à travers l’histoire et dans le présent se sont établies des échelles hiérarchiques de dominance. Pour aller sur la lune, on a besoin de connaître les lois de la gravitation. Quand on connaît ces lois de la gravitation, ça ne veut pas dire qu’on se libère de la gravitation. Ça veut dire qu’on les utilise pour faire autre chose. 
Tant qu’on n’aura pas diffusé très largement à travers les hommes de cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l’utilisent, tant qu’on ne leur aura pas dit que, jusqu’ici, ça a toujours été pour dominer l’autre, il y a peu de chances qu’il y ait quelque chose qui change."

Pour moi, l'homme n'est pas qu'un animal évolué. 

Laborit a peut-être le dernier mot, mais c'est Resnais qui a les dernières images du film, magnifiques : une ville américaine, des rues désertes, des immeubles en partie démolis, incendiés. Sur la façade d’un immeuble on découvre une forêt peinte. La caméra, en huit plans, va s’approcher de plus en plus dans l’axe, pour ne laisser subsister que quelques traces de peinture sur les briques.
A propos de cette vue, Resnais dira : "C'est pris dans une rue de New York, et cette image m'a hanté, je ne saurais dire pourquoi. Disons, si vous voulez, que c'est comme un point d'interrogation : comment s'approcher du détail sans perdre de vue l'ensemble".
L'ensemble est une ville en ruines, mais le détail qui attire l'œil de Resnais est une représentation. C'est le choix de la fiction. Inventer un possible.

Merci à Gabriel Bittar de m'avoir indiqué ce lien répertoriant tous les dits de Laborit dans le film : http://quantasoi.free.fr/textes/Mon%20oncle.htm

jeudi 10 février 2011

"Lost Highway" de David Lynch (1997) avec Bill Pullman, Patricia Arquette, Balthazar Getty, Robert Blake et Robert Loggia

Le hasard fait que je revois ce film juste après "Spellbound" de Hitchcock. Ici aussi, on a un personnage principal "amnésique" d'un meurtre, des délires visuels comme ce plan de couloirs et de portes ouvertes, et bien sûr le "spell", le sortilège (cf la reprise de "I put a spell on you" par Marilyn Manson, dont on aperçoit la silhouette dégénérée dans une scène d'orgie), l'envoûtement du héros atteint psychiquement (schizophrénie).

Je ne crois pas avoir compris le sens du film pour Lynch.
J'y ai vécu les effets maléfiques de l'image, en particulier pornographique. Mais je n'ai pas vraiment saisi les liens entre les personnages principaux.
Un de mes génériques préférés, sur le morceau péchu et sensuel de Bowie, "I'm deranged" : une route la nuit qui défile en accéléré sous les phares d'une voiture, les titrages fusent du fond noir de la route, s'arrêtent un peu, et poursuivent leur trajectoire à fond sur le spectateur. La police utilisée rappelle le côté "film noir", qui marque surtout la deuxième partie, avec Peter Dayton (Balthazar Getty) et Alice Wakefield (Patricia Arquette), la sulfureuse tentatrice qui entraîne le jeune Peter dans ses plans machiavéliques.
Les décors de l'intérieur du premier couple (Fred/Renée) sont réduits au strict nécessaire diégétique. Dans la scène où Fred (Bill Pullman) appelle chez lui, la caméra frôle des murs nus, parcoure des chambres à la déco épurée, où les objets (téléphones en particulier) ont l'air aussi seuls et étranges que Fred et Renée (Patricia Arquette). 
Fred ne sourit jamais. "J'aime rire", dit paradoxalement Renée dans leur première échange intime. "C'est pour ça que je t'ai épousée", lui répond-il.

Lynch crée une menace constante et diffuse, avec ses fameuses nappes de basses qui vibrent, et il stylise énormément la façon de bouger et de parler des deux comédiens dans les scènes du début. (L'ai perdu et déprimé de Bill Pullman m'a rappelé Jack Nance dans "Eraserhead".  D'ailleurs, on retrouve ce drôle de comédien plus tard dans le film, dans un petit rôle de collègue garagiste de Peter. Balthazar Getty lui-même,  dans des scènes où il exprime une sorte de désarroi mou, semble être une sorte de morphing entre Bill Pullman et Jack Nance.)
Renée semble avoir peur de Fred, qui la surprend lorsqu'elle reçoit la première cassette vidéo.

Tout est imprégné de la singularité de Lynch. 
Par exemple, la scène de sexe entre Fred et Renée. Tension, sourde menace. Lui a l'air très loin, un peu monolithique, mais ils se regardent constamment dans les yeux. Ils sont filmés souvent en plongée, on aperçoit Renée derrière l'épaule et le cou de Fred.
Après "l'amour", il se détache d'elle, terrorisé par son hallucination. Et il raconte son rêve, superbement réalisé par Lynch.
Peu après, quand ils vont à nouveau visionner la nouvelle vidéo anonyme reçue, on retrouve les mêmes mouvements de caméra que dans la scène du rêve. 
Notamment ces panos verticaux "en cuiller", qui partent d'une plongée sur la scène et vont chercher par dessous "the dark side of things".

Les deux inspecteurs sont loin de la folie de Lynch/Fred/Peter. Ils ne vont pas au-delà des apparences (comme les psys de "Spellbound"). Ils n'ont aucune oreille ("I'm tone deaf", dit l'un), alors que Fred est saxophoniste et Peter que est la "meilleure oreille" pour régler les moteurs de belles voitures. Et l'on sait l'importance de l'oreille chez Lynch.
L'un des flics : "Do you own a video camera ?"
Renée : "No, Fred hates them".
Fred : "I like to remember things my own way"
Les flics leur conseillent de mettre leur alarme, leur passent leur carte de visite, et les laissent à leurs démons. "That's what we do", dit un flic à Renée qui le remercie.
Mais, dans ce film très cérébral et à la folie contrôlée, où je me perds parfois, heureusement qu'il y a les petites scènes avec les flics en filature dans la deuxième partie, pour m'indiquer qu'on est bien toujours dans le même espace-temps !

J'ai trouvé ratée la scène du coup de foudre de Peter, où Alice sort de la Chevrolet au ralenti sur "This magic moment".

Séquence de la soirée : j'ai beaucoup aimé le morceau de musique rythmée qui passe, la gueule émaciée et carnassière de Andy (Michael Massee) la première fois qu'on le voit, et la scène culte où Fred rencontre l'effrayant Mystery Man (Robert Blake, ci-contre) : 
"- We've met before, haven't we.
- I don't think so. Where was it you think we met ?
- At your house. Don't you remember ?
- No. No, I don't. Are you sure ?
- Of course. As a matter of fact, I'm there right now.
- What do you mean ? You're where right now ?
-At your house.
- That's fucking crazy, man.
- Call me. Dial your number. Go ahead."

Mr Eddy (Robert Loggia, ci-contre) a aussi sa scène "médusante" dans la seconde partie : quoi de plus angoissant comme coup de fil que sa simple insistance à s'assurer que "tout va bien" pour Peter.

Lynch est un maître pour créer ce genre de personnages terrorisants, tout dans la sobriété, le double langage et l'effet maximal.
Un effet "blast".
Le blast est le traumatisme créé par la suppression de l'air dans une explosion. Il peut entraîner une surdité passagère, ou des acouphènes.

Il utilise ce "blast" pour créer une angoisse avec simplement une ombre contre un mur (en forme d'"origine du monde").

Lorsque Fred est en prison, les flashs de ses atrocités qui le hantent, sont accompagnés de bruit de grosse pression, comme à travers un hublot percé dans un avion.

"Lost Highway" est le dernier film de Robert Blake et de Jack Nance.

mercredi 9 février 2011

"Spellbound" d'Alfred Hitchcock (1945) avec Ingrid Bergman et Gregory Peck

J'aime bien me retrouver dans cette atmosphère "cosy" typiquement hitchcockienne. Tout est clean, classe. Les gens (bourgeois ou aristos) sont tirés à quatre épingles. Les intérieurs sont ordonnés. On se retrouve dans un foyer qui peut être accueillant comme un lit moelleux, frais et propre. On s'y glisse avec délice, sachant que Hitch va nous emmener dans des recoins inquiétants et sulfureux, au gré des souffles et des rumeurs.
Souffles et rumeurs qui ne manquent pas de venir troubler le calme apparent de cette clinique cossue. La "maison du Dr Edwardes", devrait plutôt s'appeler "le moulin du Dr Ewardes". Les portes y sont constamment ouvertes, les téléphones sonnent pendant les consultations, on y dort, on y mange ensemble…  
C'est dans cet univers paradoxal que vont se dérouler concomitamment la quête du moi et l'enquête sur le meurtre.

D'un côté, donc cette matrice du décor dans lequel le réalisateur nous plonge.
De l'autre, une prégnance du surmoi dans les enjeux du drame.

Ici, la bonne autorité est incarnée par le Dr Brulov (Michael Chekov, ci-contre), le professeur et mentor du Dr Constance Petersen (Ingrid Bergman). 
"Je serai l'image de votre père", dit-il d'ailleurs à John Ballantyne (Gregory Peck). 
Le Dr Brulov est une sorte d'avatar de Freud, en plus sympathique ; un Freud qui aurait troqué son cigare pour une pipe, et son accent autrichien pour un accent russe. 
"Freud est un idiot ?!" dit-il à l'amnésique Ballantyne, comme s'il lisait dans ses pensées. "Wise guy !", poursuit-il avec un sourire équivoque.
Ce schéma psy de relations entre les personnages est le ferment de scènes typiquement hitchcokiennes.
Comme celle où Constance vient retrouver John à l'hôtel. Dr Petersen scotomise l'histoire d'amour naissante avec son patient, en la balayant a priori comme une étape cliniquement nécessaire dans le processus psychanalytique, mais irréalisable. Cela donne cette scène où les paroles prudes et raisonnables du Dr Constance Petersen (qui disent "je suis là en tant que médecin") contredisent son comportement (baisers, soupirs).

Mais pour un film qui parle de choses cachées, je le trouve particulièrement évident, grossier :
- Scène un peu grotesque de descente à ski des "mariés virtuels", tout schuss en studio…
- Constance ne remarque que John a une marque de brûlure sur la main qu'à la moitié du film. 
- Pourquoi nous montrer deux fois le mot que John glisse sous la porte de Constance, alors que la première fois, on a amplement eu le temps de tout lire ?
- "Scène maïeutique" où ils cherchent des traces mémorielles du meurtre du Dr Edwardes. Ils sont de face. Elle derrière. Lui, le regard dans le vague de son passé. 

Son approche de la psychanalyse paraît aujourd'hui un peu primaire.
Et pour reprendre l'image que le film évoque à plusieurs reprises -"les portes de l'inconscient"-, il enfonce des portes ouvertes, avec la finesse de cette séquence où les portes s'ouvrent les unes après les autres dans le long couloir du subconscient de John.

Bref, je préfère quand l'intérêt d'Hitchcock pour les rouages de la psyché alimente ses films noirs, ses histoires de meurtriers, ses énigmes, ses films plus simples dans un sens, et plus dramatiques.

Autre pensée qui m'est venue en voyant le film : à cette époque (1945 !), on n'était pas encore dans le règne de la dérision.

mardi 8 février 2011

"The Third Man" de Carol Reed (1949) avec Joseph Cotten, Alida Valli, Orson Welles et Trevor Howard

Si l'on peut juger de la qualité d'un film par le soin accordé aux seconds rôles, 

avec la prestation des acteurs autrichiens 
Paul Hörbiger ("Porter") 
Ernst Deutsch ("Kurtz") 
Siegfried Breuer ("Popescu")

et des acteurs anglais 
Wilfrid Hyde-White ("Crabbin") 
Trevor Howard (ci-contre, à droite),

ce film mérite sa place au panthéon anglo-saxon des 100 meilleurs films de tous les temps.