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vendredi 31 décembre 2010

"Sunrise" de F.W. Murnau (1927) avec George O'Brien et Janet Gaynor

La couleur ne manque pas. C'est un film où le noir et blanc est nécessaire. Film sur la dualité.
Tout est présenté ainsi : 
profane/sacré
lune/soleil
ville/campagne
électricité/feu
éclair/grâce
richesse/pauvreté 
pureté/perversion 
sexe/amour 
brune/blonde 
excitation/paix 
flirt/mariage
imaginaire/réalité 
présent/passé
fantastique/merveilleux. 
A droite le bien, à gauche le mal, dit Jean Douchet dans son analyse du film.
Mais, souligne-t-il, dans notre inconscient collectif la droite correspond aussi à une position de pouvoir, de domination, et la gauche à une position d'humilité, de soumission. Murnau instaure entre elles une dramaturgie plastique: la gauche ne vise qu'à occuper la position de droite.
Le drame, c'est le mouvement de l'un à l'autre sous le regard voyeur de la caméra. 
Ce peut être la brisure dans ce monde (le fantastique),  l'occasion de tracer des diagonales dans les plans, comme celui au début, de la barque qui vient accoster, avec le mari et la femme…
Mais ce peut être aussi la réunion par le pardon. Car dans ce film, comme le souligne Douchet, "l'action vient de l'intérieur".

Pour revenir au noir et blanc, cette dramaturgie plastique basée sur une conception dualiste est notamment l'occasion d'offrir à l'image  de superbes nuances de gris, beaucoup de flous, de zones vaporeuses, de murs "nuageux", d'arrières-plans incertains, de lumière solaire diffusée. 

Ainsi, à partir d'un fond duel "simple", la cohérence formelle du film et la dramaturgie passent par la complexité. 
Cette complexité est alimentée par la richesse foisonnante des propositions cinématographiques, dans une inventivité et une liberté parfaitement maîtrisées. Pour ce film, (le premier Murnau tourné aux Etats-Unis, où le réalisateur allemand est venu à la demande du producteur Wiliam Fox), le génie du cinéma dispose d'une liberté totale, au plan artistique aussi bien que financier. 
Pour tous les collaborateurs de ce chef d'œuvre, "L'Aurore" sera la plus belle expérience professionnelle.
Le projet de Murnau est d'inventer un langage cinématographique. On est en 1927, le cinéma s'invente.
Quelle leçon de cinéma que ce film ! 
Utilisation des objets au premier-plan, cadrages renforcés par des amorces de décor… 
Dans le monde de la ville, l'image est comme démultipliée par le choix architectural de verrières découpées en rectangle. Dans les scènes d'intérieur (dans la brasserie chic où le couple en dérive se réfugie), ces grandes baies vitrées contribuent à créer une ville envahissante, même dans l'intimité.
Jean Douchet remarque que chaque plan est autonome. Il n'y a pas de décor construit une fois pour toutes, et différents plans dans ce décor ; chaque plan a son décor, avec une construction et un éclairage propre pour donner un effet. "Murnau élimine la continuité spatio-temporelle du monde réel." 
Et ces "faux" raccords dans le mouvement, ou par le regard (dans la scène de la barque, lorsqu'il la fixe, avec un air de sourde menace). Je ne note que ces quelques détails,  il y a tellement de choses !…

J'ai une lecture chrétienne du film. Ce n'est peut-être pas celle de Murnau, mais il est clair pour moi qu'il l'a rendue possible.
La scène au début où on les découvre pour la première fois dans leur modeste foyer de paysans. C'est le soir, la table est prête, la femme va chercher le souper. Pendant ce temps, à cette nourriture (seul l'amour nourrit), le mari va préférer le chant des sirènes de la citadine qui l'appelle de l'extérieur. La femme revient avec le plat, constate l'absence et comprend (ci-contre).
Possédé par la citadine sulfureuse, le mari va projeter de tuer sa femme lors d'une promenade en barque, en maquillant une noyade.
Puis il y a la séquence de l'agression avortée sur la barque (ci-dessous).
Ensuite nous empruntons ce merveilleux (ou fantastique pour Murnau) vecteur du conte qu'est ce tramway "improbable", surgi de nulle part en pleine forêt, dans lequel la femme, choquée par ce qui s'est passé sur la barque, se jette au hasard de sa fuite, et où le mari, contrit, la suit. Le serpent du tramway les emmène en plein centre d'une ville tumultueuse et fascinante.
Au hasard de leur errance dans la ville, ils entrent dans une église (un temple plutôt) et assistent à un mariage. Ils sont complètement bouleversés (selon moi, ils revivent leur engagement), et ressortent de l'église comme des "mariés par procuration", et dans leur bulle bénie, traversent les routes sans prendre garde au trafic, sous la protection divine (utilisation extraordinaire des transparences). Ils provoquent un embouteillage et sont ramenés à la réalité par le tumulte occasionné.
Pour moi, ce qui importe c'est la qualité de la relation entre les deux : et si l'on se tient à cela, les scènes qui suivent, comme celle chez le photographe, nous font ressentir la libération, la joie, l'impromptu heureux. Le photographe a beau être le voleur d'image d'un pur amour,  comme le dit Douchet, et faire une grimace diabolique en appuyant sur le déclencheur, sa noirceur ne les atteint pas, et il est même le complice de leur bonheur retrouvé d'être ensemble. 
Le plan suivant est le plan sur la tentatrice. 

Puis ce plan quasiment abstrait de roue lumineuse en rotation rapide, ce soleil trompeur, artificiel, aux mille lumières hypnotiques, qui s'enfonce dans l'écran, comme une roue de fortune qui nous aspire dans la séquence suivante, celle de la fête foraine. D'un côté la confiance joyeuse dans le destin béni (le couple), de l'autre l'excitation de la témérité, du jeu avec la tentation du hasard (roulettes).
Personnellement, dans cette séquence de fête foraine, j'ai aimé la scène burlesque à la Chaplin, lorsque le couple danse une danse paysanne devant un public urbain, blasé et railleur, avec ce vieux gandin qui remet constamment la bretelle de sa voisine (ci-contre). Peut-être que dans l'esprit de Murnau, cette scène évoque un cinéma qu'il n'aime pas.
Plus tard, on est sûr, avec le mari, que la femme est morte, noyée. Si Murnau avait fait mourir le mari, on aurait été dans la rédemption du mélodrame. Là, Murnau nous emmène dans la tragédie. Et le rebondissement ultime de la fin, le miracle de la survie de sa femme, n'en est que plus cathartique pour le spectateur, qui ressent comme un "lavement". D'autant qu'entre ces deux séquences, il y a celle qui permet de régler son sort au mal, personnifié par la tentatrice. La brune citadine repart, honteuse, l'aurore arrive. La femme rescapée se réveille au côté de son mari bien-aimé. Elle est à la fois Vierge et Femme. "Amour et sexualité sont enfin réunis", conclut Jean Douchet.

La son direct ne manque pas. C'est un film où le son est nécessaire.

1927, c'est l'année de production du "Chanteur de Jazz", considéré comme le premier film parlant.  "L'aurore" est un film muet, mais le son est magistralement choisi, utilisé, travaillé, mixé.
Comment par exemple, dans la scène de la fête foraine, le son rend l'ivresse du couple, mixée avec la frénésie agressante de la nuit, les feux d'artifice, le tumulte des manèges et des cris, la musique endiablée d'un orchestre à la chorégraphie stylisée…
Et le seul silence du film. Quand le mari découvre les tiges de paille qui flottent, dispersées comme une vie qui se perd, se disloque. On comprend avec lui que sa bien aimée s'est noyée. La mort est la perte de la force qui unit. En tous cas, la métaphore fonctionne incroyablement bien, aux tripes. Et le silence est tragique.
"Qu'est-ce que Murnau aurait fait des sons ?" se demande Douchet. Murnau filme le son.  Murnau nous force à entendre et écouter le son. Il invente le son au cinéma, mais uniquement par l'image." 
Quatre ans après cette magnifique aurore du cinéma, Murnau meurt, à 44 ans, en allant présenter "Taboo" à Chicago. "Imaginez ce qu'il aurait apporté au cinéma parlant !" regrette pourtant Jean Douchet.


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