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lundi 3 janvier 2011

"Barry Lyndon" de Stanley Kubrick (1975) avec Ryan O'Neal et Marisa Berenson

Encore une fois, ce qui me frappe avant tout dans un film de Kubrick, c'est la distance du point de vue.

Le commentaire, qui parfois replace la petite histoire dans la grande.

Le traitement parfois ironique des personnages, comme dans les scènes du début avec le capitaine John Quinn, l'officier britannique : son côté ridicule quand il danse avec Nora Brady, la cousine de Redmond Barry (futur Barry Lyndon).  Ou encore le choix même de Ryan O'Neal, qui fait un peu teenager américain dans les scènes où il séduit Lischen, la paysanne prussienne au bébé.

Cette distance contraste avec la magnificence de la nature irlandaise, la somptuosité de la photo (lumières naturelles), la délicatesse sentimentale de la musique. Au début, ces éléments fonctionnent comme une promesse dramatique, laissant présager que la vérité du destin du "héros" va advenir plus tard, après l'épisode fondateur de l'adolescence.
Aucune distance par exemple dans le magnifique plan-séquence du premier baiser avec Lady Lyndon : magnétisme sexuel et raffinement (délicatesse de la musique, picturalité).

Il y a aussi cet éclairage irréel (seul Redmond-Barry est clairement dans la lumière) dans la scène du banquet où il apprend que son amoureuse Nora et le riche capitaine vont se marier. Il jette un verre à la tête de son rival et le défie en duel. Scène clé, où le héros, mû par le désir mimétique, s'engage clairement dans le conflit, et choisit de répliquer. C'est ce mécanisme qui va constamment l'entraîner dans son destin : dans le conflit, il ne s'écrase jamais, réplique toujours.
C'est d'ailleurs souligné dans la scène suivante, où il marche avec le capitaine Crogan (excellent Godfrey Quigley), et lui dit sa détermination de poursuivre son rival, "même dans  une église". Enthousiasmé par l'état d'esprit de cette tête brûlée, Crogan lui assure son soutien et sera son témoin au duel. C'est la figure classique du "mentor" dans le parcours du héros. Il mourra plus tard dans les bras de son "protégé" sur un champ de bataille, et détail intéressant, Redmond lui donne un dernier baiser… sur la bouche.
Mais revenons à cette scène du premier duel : ici, les deux duellistes ont peur, et le héros n'a pas envie de tuer. C'est plus fort que lui, il ne peut pas faire autrement, on est dans la tragédie, pas dans le sourire jubilatoire à la Leone… Cette scène marque le tournant scénaristique classique qui entraîne le héros dans son voyage hors de son "monde ordinaire" vers le monde de l'aventure. Le commentaire l'indique d'ailleurs dans la scène où Redmond, avec sa mère, décide de quitter l'Irlande pour échapper à la police (l'ironie ici encore du destin sera révélée plus tard, lorsqu'on apprendra que c'était un coup monté par sa famille pour le faire partir et permettre à sa cousine Nora de faire une alliance matériellement avantageuse).


La distance du point de vue est accentuée par ces débuts de scènes en gros-plans sur des éléments figuratifs (une statuette dans la scène de premier flirt avec Nora ; une enseigne de taverne dans la scène de rencontre du capitaine Feeny et son acolyte, les voleurs de grands chemins) : le zoom-arrière peut-être très marqué et finir en plan d'ensemble, renforçant le côté entomologiste du regard de Kubrick.


Distance aussi très "british" de ce capitaine Feeny, qui détrousse (ci-dessus) le jeune au début de son parcours, avec les formes typiques de la langue "paravent" anglaise.

J'ai été un peu déçu par la scène du combat de boxe à l'armée : le mastodonte fait des grands moulinets deux centimètres au-dessus de la tête de Redmond. Ça a vieilli, on a vu tellement plus efficace et impressionnant depuis.

Autre élément qui accentue le point de vue entomologiste de Kubrick : dans cette fresque somptueuse et rigoureusement reconstituée, on est vraiment focalisé sur le héros, qui vit son destin comme une monade,  isolé de ses congénères, de plus en plus dans une bulle… Il n'a de rapport qu'avec les agents de son parcours mimétique: les supérieurs (dans l'armée par exemple) et les femmes.

Ce héros, qui ne s'appelle toujours pas Barry Lyndon après une heure et quart de film, rebondit d'identité en identité, devenant espion pour les Prussiens sous l'identité hongroise de Lazlo Zilagy (je pense à "Zelig" de Woody Allen).

La deuxième partie du film est le récit de la chute du "héros", une fois qu'il est arrivé au faîte de son parcours et qu'il est devenu Barry Lyndon. Le personnage qui donne son titre au film est nommé par son patronyme auquel il a attaché le nom de la Comtesse. Son identité lui est donnée par les femmes, qui jouent un rôle moteur dans son destin. Sa mère, en particulier, qui tient absolument à le voir devenir Lord Lyndon, précipite sa chute.

Patrick MacGee est excellent dans le rôle du chevalier Balibari.

Le duel entre Barry Lyndon et son beau-fils (ci-contre) vers la fin n'était pas dans le roman de W.M. Thackeray. Il souligne la propagation du comportement mimétique qui a produit le destin du "héros".

Et cet étrange arrêt sur image avant l'épilogue, lorsque Barry Lyndon, amputé, s'engouffre dans la calèche qui va l'emporter définitivement hors d'Angleterre. Il est accompagné du dernier commentaire du film : "He never saw Lady Lyndon again". On sent bien que ce n'est pas l'image "freezée" (sans intérêt) qui est importante, mais l'effet lui-même, par lequel, comme un point final, l'image rejoint le commentaire, hors du temps.

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