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samedi 26 février 2011

"La Salamandre" d'Alain Tanner (1971) avec Bulle Ogier, Jean-Luc Bideau, Jacques Denis


J'aime bien l'esprit du film, parfois un peu poseur, mais toujours sympathique.
Le choix des deux comédiens principaux contribue beaucoup au caractère bonhomme du film.
Un objet un peu bidouillé, avec Jean-Luc Bideau.
La bidouille est volontaire, dans le fond et la forme.

Mais le thème musical principal (que j’adore) de Patrick Moraz donne une tonalité plus (rock) lyrique au film. (Patrick Moraz, autre Suisse et claviériste de son état, avait alors créé un groupe de hard rock progressif "Mainhorse Airline". Il rejoindra plus tard les groupes Yes et The Moody Blues.)
Or ce thème intervient dans des moments clés du film :

- la première fois que l’on voit Rosemonde, enfilant des capotes sur un tuyau déversant de la chair à saucisse ; Tanner prolonge la durée de ce plan et l'accompagne dudit thème musical, de sorte que le rire se lézarde, la bi(dochan)douille laissant place à la contestation politique, sur le fond, comme sur la forme ("singeant le cinéma-vérité dans ses failles, et donc refusant le vérisme, le deuxième long de Tanner prend d'étonnantes teintes parodiques", note Guillaume Massart).
- dans la séquence finale (ci-contre), où Rosemonde, tout juste libérée de son travail aliénant, assumant pour la première fois son choix, sans peur et sans reproche, se retrouve dans la rue, transportée de joie, seule souriante parmi les passants genevois, seule mais rayonnante car à présent sûre de ne pas être seule.

Ainsi "La Salamandre" est-il un film roboratif pour tout auteur-réalisateur. Il y souffle un esprit de liberté revendiqué et assumé comme procédé de création. Dans un pays où le cinéma survit sous forme artisanale, Tanner rappelle que tout est possible, qu'il ne faut pas avoir peur de se perdre, qu'un film est une aventure où se lancer à corps perdu, avec le sourire de la liberté d'être, simplement.

"La Salamandre" est marqué par l'humour politique d’un cinéaste rebelle dans la Suisse des années 70.
Tanner fait un film sur un « work in progress » précisément dans son domaine de travail, l’écriture d’une fiction. On sent que ses deux personnages ont toute sa sympathie, sur un registre qui oscille entre l’ironie distanciée et la transmission d’une parole d’autorité un peu agit-prop.
Ce positionnement délibérément bancal est souvent relayé par la voice-over de la narratrice. 
Par exemple, juste après la scène où Pierre a rencontré l’oncle, figure tristement commune de la Suisse plouc et réac, (un bon citoyen qui vénère son fusil d’assaut comme un totem national), la voix off raconte : « Contrairement à l’oncle de Rosemonde, Paul aimait le vent. Paul attendit le vent pendant deux jours, mais le vent ne vint pas. »
Toujours ce ton mutin, qui caractérise encore, plus tard dans le film, cette autre phrase, à la fois drôle et pertinente : "Une majorité silencieuse est composée de gens comme vous et moi, munis de bras et de jambes, mais qui de temps à autre, dans le secret d'un isoloir, séparés de leurs frères comme au toilettes, votent pour des cuistres et des canailles".
Cette voix, celle de Tanner, est ancrée en Suisse, et s'adresse aux autres, aux spectateurs de cette "chronique en couleurs noires et blanches", comme le proclame le générique. En témoigne cette explication, au détour d'une péripétie : "les distances étant courtes dans notre petit pays." Remarque comme toujours empreinte d'humour, ici sous forme d'auto-dérision.
Toutes les scènes autour du processus de création avec Pierre (Jean-Luc Bideau) et/ ou Paul (Jacques Denis) m’ont intéressé.
A commencer par la première : Paul accepte la proposition de Pierre de collaborer à l’écriture d’un téléfilm de commande, selon certaines conditions sur les modalités de fonctionnement, et après avoir pris connaissance d’un entrefilet du fait divers, squelette dramaturgique qui doit être la source de leur histoire : une jeune fille accusée de tentative de meurtre (au fusil  d'assaut) sur son oncle.
Titillé par son prénom - « Rosemonde »-, Paul se met de suite à imaginer son personnage, son environnement familial, géographique et culturel, et son destin…
Quand il a eu fini, Pierre le pragmatique lui lance avec une pointe d’humour : « Qu’est-ce que tu fais de la réalité ? ». « Et qu’est-ce que je viens de raconter ? » lui répond Paul, énervé. «C’EST la réalité ». Et il lui enjoint de ne rien lui transmettre comme info sur elle. Lui, le modeste peintre en bâtiment, qui dira plus tard écrire pour amener sa petite brique, emporté par son enthousiasme créateur et son imaginaire, veut composer son personnage dans sa tour d’ivoire. Il lui donne même un autre nom : "Héliodore". Quant aux autres personnages, Paul est preneur de toute info que Pierre pourrait récolter. 

Pierre est à la fois pragmatique et désinvolte, revenu de tout et contestataire, tenant les cordons de la bourse du film et vivant à crédit (Paul vivant d'expédients), froid et parfois pourtant sensible à la beauté et la vérité lorsqu'elle affleure (c'est ce que j'ai cru voir quand il photographie Rosemonde)… 
Pierre est journaliste, Paul est écrivain.
Pierre a une approche stratégique alors que Paul a une approche poétique.
Pourtant Pierre est plus empêtré dans le réel que son camarade. L'un se débat, l'autre chante. C'est un peu la Fourmi (suisse) et la Cigale (cf le père de Tanner, originaire de Provence).
"Sublime et lugubre pays !" s'exclame Paul lorsqu'ils découvrent le bled d'où Rosemonde est originaire. "C'est beau par ici". Pendant ce temps, Pierre trépigne et se plaint "J'ai faim, j'ai froid"
En fait Pierre est plus superficiel, parce que plus refermé sur lui-même. Grelotant de froid en attendant Rosemonde, il préfère penser à son arrivée au Brésil, ses premières sensations…
Mollassonne et peu incarnée, selon moi Bulle Ogier n'est pas très "cinégénique". 
A ce propos, la scène où Tanner lui fait bouger la tête dans tous les sens sur le morceau "Heavy Juke Box" est intéressant ; d'autant qu'elle poursuit sa gesticulation en silence, une fois que sa coloc a éteint la musique ("T'es pas un peu folle !?"). Comme si, au-delà de "l'éclate rock", il fallait remuer tout ça, ébrouer les pensées qui la minent, laisser l'instinct parler. 
Son interprétation d'une jeune fille écervelée et perdue n'en demeure pas moins médiocre.
C'est une faiblesse de la directions d'acteur car Tanner joue délibérément sur le décalage entre la trivialité de la réalité (Rosemonde) et la sublimation par l'imaginaire (Héliodore). 
Sorte de "Nikita" suisse des années 70, Rosemonde mâche ostensiblement du chewing-gum, traîne, se gratte la jambe, met la radio, se cure les entre-orteils etc… 
Elle se positionne vaguement comme objet de désir fantasmé sur le lit de Pierre, mais n'est pas désirable. Jusqu'au moment où elle se tire le pendentif sur la bouche, joue de ses lèvres avec la croix. Jusque-là affairé sur son article, Pierre n'est pas resté insensible à cette transgression  : "J'ai presque terminé. Deux minutes".

Le personnage imaginé par Paul a une conscience de sa singularité, de son destin, qui manque à son modèle. 
L'aventure de l'expérience créatrice mènera Paul-Pygmalion à donner cette conscience à Rosemonde elle-même. 
Car le pont entre la réalité de cette ado attardée et l'imaginaire de l'écrivain est la révolte : Rosemonde étouffe dans le carcan de la Suisse bien pensante, Suisse profonde même à Genève. Rosemonde refuse les jobs aliénants (ouvrière à la Sogex, une usine à saucisse, vendeuse chez Bally, un magasin de chaussures). Au début, lorsque Paul la rencontre finalement malgré lui, par surprise (il en oublie le stylo qu'il est allé chercher), le décalage avec ce qu'il avait imaginé bloque sa créativité : 
"Paul avait des problèmes, depuis qu'il avait rencontré Rosemonde"
Puis une remise en question bienvenue le remet sur le chemin de la création : "Il y a une Rosemonde de trop. C'est pas elle." C'est la sienne, dont il va faire le deuil. 
Il va sortir de lui, se rapprocher de son modèle réel, entrer en empathie avec son sujet, Rosemonde. D'où son choix d'un récit à la première personne.
Pierre aussi se remettra en question (son approche journalistique du Brésil).
Paul avoue à sa femme l'avoir trompée pour la première fois. En bonne hippy, sa femme réagit à peine, avec l'accent genevois : "Ta vie est un peu compliquée en ce moment mon chéri. Moi, tout à fait par hasard, j'ai trouvé un texte de Heine, que je voulais te lire. Il a écrit ça en 1828 : "Oui, ce sera une belle journée. Le soleil de la liberté réchauffera la terre de plus de bonheur que toute l'aristocratie des étoiles. Une nouvelle génération se lèvera, engendrée dans des embrassements librement choisis, et non plus sur une couche de corvée et sous le contrôle de percepteurs du clergé. " etc…


Pierre, Paul, Jules et Jim, Rosemonde, Rosebud…

Paul pose la question essentielle à Rosemonde : "Qu'est-ce que tu veux, toi ?". 
- Je ne sais pas.
- Mais si, tu sais !
- Je voudrais que les gens arrêtent de m'emmerder."
Réponse qui paraît aujourd'hui aussi décevante qu'un peu limitée la révolte de Pierre, Paul et consorts. Certaines scènes en pâtissent, comme les dernières phrases dans le tram (discours anti-autorité), et la scène qui suit, où Paul vient chez Bally, "déguisé" en client, pour y retrouver Rosemonde… 
Le monde rose de Tanner nuit parfois aux couleurs noires et blanches de son film.

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