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samedi 12 mars 2011

"Gertrud" de Carl Theodor Dreyer (1964) avec Nina Pens Rode, Bendt Rothe, Ebbe Rode et Baard Owe

Réaliser un grand film ne nécessite pas de grands moyens. "Gertrud", c'est la simplicité de l'épure d'un "film de chambre" :
- De longs plans-séquences, scrutant les âmes et la moindre expression des acteurs.
- Une caméra plutôt statique, rares mouvements de caméra, très doux.
- Peu de plans rapprochés, d'autant plus forts.
- Importance des regards : dans les nombreuses conversations à deux, l'un des personnages a souvent le regard perdu au loin, traduction cinématographique de l'incommunicabilité et de la solitude des êtres.
- Sens pictural de la composition :  Dreyer conjugue le "réalisme" le plus absolu, "quasi naturaliste", avec "la puissante élégance des chefs-d'œuvre de la peinture" (André Bazin).
- Cadrages au cordeau.
- Symétrie de la mise en scène (l'entrée et la sortie de la fanfare des jeunes, par l'escalier).
- Symétrie de la structure du scénario (les scènes en duo avec les différentes amants de Gertrud forment des blocs ou cubes d'espace-temps ponctués par le quatuor de Jorgen Jersild).


- Symétrie du" quatuor" formé par Gertrud et ses trois amants (où par les quatre hommes de sa vie).
- Beauté des portraits.
-Elégance des mouvements et des positions.
- Courbes discrètes.
- Douceur générale (notamment des sons, le carillon de l'horloge qui ouvre la scène initiale). "Le cinéma dréyerien, fragile poésie de l'infinitésimal, tout entier tendu vers l'écoute", écrit Fabrice Revault d'Allonnes (souvenirs de mon passage à la fac où je l'ai eu comme prof !).

J'aime la lumière laiteuse qui nimbe les scènes où Gertrud est amoureuse passionnée.
Par exemple, avec le pianiste compositeur Erland (Baard Owe), dans le parc, avec la rivière en arrière-plan.
Ce qu'ils se disent est simple et vrai.
Gertrud (chapeau, petite cape) le supplie de renoncer à ses sorties, où se dissout son inspiration artistique. Il refuse, en affirmant : "Cette vie intense me plaît". Tous les personnages ont en commun la "perversion" du désir (orienté sur des chimères). Gertrud est toujours en recherche du mode passionnel.  Pour Jean Douchet, "voilà une femme qui est toujours à la limite de l'irrespirable, toujours prête à expirer ; d'où cette sensation permanente devant le film, de suffocation, d'oppression, comme on le dit quand le souffle manque, quand il y  a angoisse. C'est en fait dans l'irrespirable que Gertrud veut se situer. Elle est là pour le "sublimal". 
Elle campe sur l'Everest, tandis que les autres, les hommes, restent en bas, ne pensant qu'à pique-niquer, qu'à bien manger !".
"J'ai senti mon cœur vieillir", explique-t-elle à son ancien amant qui l'a déçue. "J'ai vu que l'homme qui devenait célèbre ne comprenait rien à l'amour, il méprise l'amour (…) J'ai besoin d'un amour passionné. La célébrité m'indiffère." 
Le fonctionnement de Gertrud témoigne autant de la tentative mimétique de combler le vide métaphysique que la course éperdue aux honneurs et au succès professionnel des hommes. Plus tard, Gabriel (Ebbe Rodman, ci-dessus), ancien amant de Gertrud devenu écrivain à succès, fait ce bilan amer : "Le livre de ma vie pourrait s'appeler ainsi : en vain".

Classicisme tragique de la forme, modernité du propos (1964) : film sur le désir de la femme, la surdité entre sexes, l'impossibilité amoureuse. Gabriel somme Gertrud de quitter son amant Erland qui ne la respecte manifestement pas :
 "- Gertrud, tu vas rompre avec lui.
- Je l'aime, je l'aime…
- C'est de la folie, Gertrud… Personne ne peut te conseiller, ni t'aider (…)
- Je savais que c'était de la folie. mais j'avais si peu à perdre, Gabriel. Il y avait un tel vide dans ma vie. Je me sentais si seule."

"Qui es-tu réellement ?", lui demande Erland.
- Beaucoup de choses (…) La lune (…) Des lèvres. Des lèvres qui cherchent d'autres lèvres.
- On dirait un rêve
- C'est un rêve. La vie est un rêve.
- Et les lèvres que tu cherches ?
- Aussi un rêve."
Ils s'embrassent.
Puis elle lui demande de jouer un nocturne de sa composition. C'est dans ce monde lunaire de la passion qu'elle aime à évoluer.

Plus tard, elle demande de baisser la lumière, qui lui fait mal aux yeux…
Pour l'heure, pendant qu'Erland joue, elle passe dans une autre pièce, disparaît du champ, et on la voit se déshabiller en ombre chinoise contre le mur blanc.

Avec Dreyer, on est dans le cinéma : des spectres dans un théâtre d'ombres et de lumières…

Cette scène (ci-dessous) où Dreyer réalise la magie du cinéma : Gabriel allume deux bougies suspendues des deux côtés d'un miroir où Gertrud apparaît, en pied. L'effet est saisissant : le reflet "surgit", est plus fort que le reste.

Symétrie de la composition du plan, et de la séquence : à la fin Gertrud vient éteindre le chandelier et part, "dans le miroir".

"Rien ne se passe comme on l'imagine", disent les personnages-fantômes qui ne savent pas vivre la réalité. Ils courent après l'amour lorsqu'il s'échappe, ou vivent dans la nostalgie d'amours perdus.

A son "ami" Axel Nygen (Axel Strobye), dans la séquence finale, elle lit son poème d'adolescence, qui prophétisait son destin : ""Regarde-moi, suis-je en vie ? Non. Mais j'ai aimé." Eh oui, la Gertrude de 16 ans, avait écrit son évangile d'amour".

Modernité d'un monde sans Dieu, où j'ai cru voir passer les mânes de Nietzsche (les propos désenchanté du poète Gabriel Lidman, les lieds, l'hypersensibilité de Gertrud à la lumière…). 

Quand Gertrud apprend qu'Erland avait déjà une maîtresse, qui attend un enfant, elle le quitte :
"Je voudrais croire en Dieu pour lui demander de te protéger.
- Tu ne crois pas en Dieu, Gertrud ?
- Et toi ?
- Je ne sais pas. Il doit bien y avoir un être supérieur. Il y a tant de choses étranges.
-Va-t-en maintenant."

Gertrud n'est pas une victime. Elle peut être très dure avec ses amants quand elle les rejette, toujours définitivement. Quand elle quitte son mari, elle lui dit en substance qu'elle ne l'a jamais aimé.

"Amor Omnia". L'amour est tout.
C'est l'épitaphe que Gertrud, seule au crépuscule de sa vie, prévoit de mettre sur sa tombe. Elle vit dans ses souvenirs (on retrouve la lumière cotonneuse, clinique), comme un feu passionnel qui s'éteint. Elle attend la mort, en a  prévu la mise en scène, la mise en boîte. Dans le dernier plan du film, elle salue son ami Axel, et referme la porte comme on referme un tombeau, ou comme on quitte une scène de théâtre. Dreyer reste un peu sur la porte fermée… Rideau.

Ce qui m'intéresse particulièrement : comment la musique est un vecteur dramatique entre les personnages (la scène où elle chante "Je te pardonne", et s'évanouit).
Après son chef d'œuvre "Ordet" ("La parole"), le maître Dreyer réalise ce film magnifique, le dernier de sa dense filmographie : "La où manque la parole, commence la musique", déclarait-il, en citant Heine.

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