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vendredi 16 mars 2012

"La Vérité", d’Henri-Georges Clouzot (1960) avec Brigitte Bardot, Sami Frey, Charles Vanel, Paul Meurisse, Marie-José Nat, André Oumansky, Jean-Loup Reynold

Clouzot s’est inspiré d’un fait divers jugé en 1953. Mais il a eu l’intelligence de transformer l’étudiante en médecine en jeune fille oisive, et d’éliminer son passé de femme tondue et violée à la Libération. Ainsi, Dominique Marceau (Brigitte Bardot) est une adolescente provinciale belle et sans désir défini, juste un peu rebelle aux modèles des autorités de l’époque. Une candidate parfaite à la passion mimétique.

Elle suit sa sœur violoniste, Annie (Marie-José Nat, ci-contre), à Paris, où elle découvre la jeunesse bohême du Quartier Latin, composée d’intellectuels, d’écrivains et de musiciens en herbe… 
Elle traîne avec un petit groupe, lit « Les Mandarins » de Simone de Beauvoir 
(lecture scandaleuse pour l’époque)…« Cette vie de dissipation aboutit très logiquement à sa conséquence : vous prenez un amant. », résume le Président de la Cour d’Assises. 
Accusée de meurtre passionnel, la jeune fille aux mœurs légères subit l’opprobre de la société bien-pensante de l’époque (le monde a bien changé en un demi-siècle !).

Un de ses copains, Michel (Jean-Loup Reynold), vient témoigner à la barre :
« - Dominique était sincère. Non, ça, c’était pas une de ces bourgeoises organisées qui mangent le pognon au mari, le plaisir à l’amant et enfilent leur vison pour venir voir jugées les autres

- Bornez-vous à parler de l’accusé ! », intime le Président de la Cour.
« Encore un bon témoin qui va nous claquer dans les mains ! », glisse l’avocat de la défense à son assistante.
« - Dominique ne croyait plus à la morale hypocrite de nos parents, comme nous tous.
- Au fond, c’est ça qu’on lui reproche ! », lâche le juge.
- Mais vous êtes des adultes : vous ne pouvez pas comprendre. Il faudrait que Dominique soit jugée par des jeunes. Je ne dis pas que l’on ait raison : non, nous pensons autrement, c’est tout. »

Cette remarque reflète la position de Clouzot, qui souligne la complexité de 

l’entreprise consistant à essayer de comprendre les faits et définir La vérité de ce qui est en jeu : le crime était-il passionnel ? Est-ce que Dominique « aimait » Gilbert (Sami Frey), sa victime ?

Ceci dit, à aucun moment l’avocat de la défense ne pose la simple question d’un autre motif plausible que la passion. Parce que ce que la Cour juge au fond, via un jury populaire, c’est une manière de vivre son désir amoureux.
Et ce que le film montre, c’est le procès d’une génération par une autre, séparées par un fossé, et le processus de l’explosion du désir mimétique liée à la libération des mœurs en train d’advenir.
Ce qui est intéressant (et très propre, il me semble, à l’esprit de Clouzot), c’est la construction par aller-retour entre le présent du procès et les flashbacks de l’histoire d’amour : cette construction permet l’alternance entre la vie, le déroulement de la passion mimétique, et son jugement au sein de la scène institutionnelle qu’est le tribunal, son décorticage par les instances de jugement. Autrement dit, en même temps qu’il le montre se déployer, le film permet d’analyser le mécanisme mimétique de la passion amoureuse.

L’avocat de la partie civile s’évertue à montrer que Dominique n’aimait pas vraiment Gilbert. C’est Maître Eparvier (Paul Meurisse, ci-contre). Il interroge Michel :
« Pour ne jamais cesser d’aimer, il faut avoir aimé d’abord, non ? Alors entre Gilbert et Dominique vous avez eu l’impression du coup de foudre ?
- Pas tout de suite, non, mais après…
- Quand ? Ecoutez, je vais vous aider, vous m’arrêterez. Quand elle ridiculisait cet amant adoré avec Ludo ? Quand elle rompait ? Quand elle oubliait son désespoir en se livrant à la prostitution ? Toujours non ? Alors quand ?
-  Enfin tout de même, Dominique est revenue à Gilbert ?
- Quand elle a appris qu’elle allait épouser sa sœur, sa sœur qu’elle détestait (…) Si Dominique est amoureuse de Gilbert, on comprend rien. Voyons : dès leur première rencontre, elle le traite de « petit connard pontifiant », c’est curieux. Après quoi, Louvier, Jérôme, Ludo, trois amants coup sur coup. Pour une femme amoureuse, c’est bizarre. La rupture survient. Une femme amoureuse chercherait à s’expliquer, ferait n’importe quoi pour revoir Gilbert, elle, rien : vous trouvez ça normal ? Et ça dure six mois. Six mois de veulerie, six mois de débauche, six mois de silence. 
Et puis brusquement, elle décide qu’elle ne peut plus vivre sans Gilbert. Elle se procure une arme et se précipite chez lui. Vous comprenez ça, vous ? Moi pas ! Au contraire, si Dominique déteste sa sœur, si elle n’agit que pour lui enlever Gilbert, tout s’explique (…) On comprend très bien… »

Evidemment, il a raison : il a repéré le troisième élément de la relation mimétique, toujours triangulaire ; un élément essentiel et souvent escamoté par les amoureux, comme il l’est habilement dans les séquences qui nous font partager leur passion : c’est Annie, la sœur de Dominique.

L’avocat de la défense quant à lui, Maître Guérin (Charles Vanel, ci-contre), va mettre en lumière le non-amour de Gilbert à l’endroit de Dominique :« Rien ne l’arrête, pas même cette aventure qu’elle a presque sous ses yeux ! Il la veut, il la lui faut quand même ! Et il la prend toute chaude encore de l’étreinte de l’autre. Et vous appelez ça de l’amour ? Durant sept mois de liaison que va-t-il en faire ? Son lit. Son lit tous les jours, ça oui. Mais une heure par jour : si elle passait la nuit dans ses bras, elle pourrait troubler son confort. »

Lui aussi a raison.
Dominique et Gilbert sont tous deux victimes du processus infernal du désir mimétique.

Le soir où, désespéré, délaissée, Dominique voit Gilbert sur les téléviseurs derrière une vitrine, en train de diriger un orchestre : l’image répétée, livrée au public (notamment aux passants, autour de Dominique), qui magnifie et multiplie l’objet du désir, le rend encore plus désirable, et impossible à perdre.

L’intelligence de Clouzot est dans tous les choix de réalisation de ce chef d’œuvre.

Notamment dans le casting : pour incarner la meurtrière, il choisit Brigitte Bardot, objet par excellence du désir mimétique, et donc formidable vecteur d’identification.

A t-elle été plus belle et plus juste que dans ce film ? Dans « Le Mépris » de Godard, trois ans plus tard ? Pour Jean-Louis Bory, la réponse ne fait aucun doute : « Le prétexte, l'objet du film (« Le Mépris »), plus que le roman italien, c'est BB. Ce que Vadim a imaginé dans son premier film, mais n'a plus été capable de réaliser, ce que Louis Malle a raté dans « Vie privée », Godard l'a réussi. « Le Mépris » est le film de Bardot, parce qu'il est le film de la femme telle que Godard la conçoit et telle que Bardot l'incarne. »
Clouzot n’est même pas évoqué pour évoquer le travail de ceux qui l’ont dédaigné aux Cahiers du Cinéma. 

En tous cas la scène où Gilbert découvre Dominique, couchée sur le ventre, les fesses nues, est citée par Godard, dans la fameuse scène du début du « Mépris » .
Et Bardot ici en noir et blanc, avec sa crinière, est à la fois sublime et « accessible ». C’est la pauvre fille sublime. Pas la star. Elle est touchante, et je suis amoureux de Bardot amoureuse. J’adore sa voix, son phrasé un peu traînant (la voix cassée de Marie-José Nat est parfaite aussi).

Et si elle m’a tant plu, c’est que j’ai été touché par le côté à la fois froid et intense du film.

Intense, comme cette belle scène, quand Gilbert attend Dominique devant son hôtel, la nuit où elle est partie derrière un mec en moto. La réalisation est très sobre, très juste, et procède par petites touches… qui m’ont touché. On a tous vécu ce genre de moment, où le moindre bruit vous fait tourner la tête, où l’on est épuisé(e) d’avoir attendu toute la nuit celui/celle qu'on aime…

Après cette nuit épuisante, Gilbert emmène Dominique à un mariage où il doit jouer de l’orgue. Et il la questionne tout en jouant, s’énerve, et finit par jouer n’importe quoi (c’est assez drôle, mais Clouzot, comme d’habitude, n’insiste pas). Puis il se reprend, et Dominique dit : « Dans le fond, je suis contente d’être venue, c’est si beau »…

Froid comme Gilbert. Au feu de Brigitte Bardot, Clouzot oppose l’eau de Gilbert. Pour incarner la victime (nécessairement moins présente à l’écran), Clouzot choisit Sami Frey plus froid, plus lisse, et qui irradie beaucoup moins que Bardot… même lorsqu’il dirige avec fougue « L’Oiseau de feu » de Stravinsky.
Il est intéressant de noter que ce ballet est inspiré d’un conte populaire russe, où un jeune homme poursuit un oiseau merveilleux, tout d’or et de flammes. Il ne réussit pas à s’en emparer, mais arrache une de ses plumes scintillantes. Il vit une histoire d’amour avec la Princesse de la Beauté Sublime. Et le danger qui le guette est d’être changé en pierre par des puissances maléfiques. Cela rappelle l’effet de fascination de la gorgone, que peut évoquer Brigitte Bardot, avec sa chevelure… En tous cas, c’est vivante, en mouvement que Bardot est charmante. Les photos du film ne savent pas transmettre ce charme.
Dans ses mémoires, (« Initiales B.B. »), la comédienne se souvient de la scène finale où elle crie au tribunal : « C’est pour ça que vous me jugez : parce que vous êtes tous morts, morts ! »
« J'attendis une seconde ou deux. Je les regardais, ceux-là, qui me jugeaient parce que j'osais vivre ! Puis ma voix s'éleva. Cassée, rauque, puissante, je leur dis ce que j'avais à leur dire à tous. Ma force venait de mes entrailles, je vibrais, je jouais ma tête, ma vie, ma liberté. Je pleurais, brisée par les larmes, ma voix hoqueta mais je continuais jusqu'à la fin et tombais assise, la tête entre les mains, en proie à une véritable crise de désespoir. Il y eu un moment de silence puis Clouzot cria « Coupez ! » Alors, toute la salle du tribunal m'applaudit, les figurants pleuraient, les juges étaient émus, les jurés impressionnés. Ce fut une des plus grandes émotions de ma vie. »


« La Vérité » est un des plus beaux films d’amour, qui rend avec justesse à la fois :

- la fraîcheur, l’idéalisme du premier amour, sans aucune ironie. Par exemple cette scène, après qu’ils ont fait l’amour pour la première fois. La copine qui leur a prêté sa chambre, attend dehors, sur le palier, soulignant l’intimité du plan suivant. Très court (très classe), ce plan nous rend compte  de l’essentiel d’un vécu qui n’appartient qu’aux deux amoureux dans l’obscurité, couchés : « Tu sais, j’aurais jamais cru…- Moi non plus j’aurais jamais cru… » Et c’est tout ! Tellement beau, efficace, vrai !

- la vanité de ces premiers amours, condamnés d’avance, mus par le désir mimétique.
Mais on n’est pas dans le mélo larmoyant. Les dialogues sont plein d’esprit, de fraîcheur et de vie. Quand Gilbert revient voir Dominique, qui lui a tapé dans l’œil :
- C’est votre sœur qui m’envoie, elle est très inquiète, et je la comprends.
- Elle pouvait pas se déranger ?
- Elle craignait peut-être de rencontrer… votre amant.
- Michel ?! Un ancien seulement…
- Un ancien qui continue, moi j’appelle pas ça un ancien.
- Boh… il m’fait presque plus rien Michel ; juste un peu les pieds de temps en temps parce que j’aime ça, et puis les seins pour se faire plaisir à lui, rien d’autre.
- Ouais oh si vous croyez m’épater !
- Je vous « quoi » alors ?
- Vous m’intéressez. Ça m’amuse de vous observez. Vous êtes un cas.
- Un cas !? Et mon cul c’est du poulet ? Faut qu’j’m’habille.
- Déjà, il est quelle heure ? Trois heures et demie vous savez !
- J’crève de faim.
Ça va vite : le montage est nerveux, les dialogues s’enchaînent d’une scène sur l’autre.

« Sale coup » dit Paul Meurisse à la fin, lorsque la nouvelle du suicide de l'accusée a sonné le glas du procès. « Les aléas du métiers », répond Charles Vanel, son double de la défense, en lui tapant sur l’épaule.

Dans les petits rôles on a Jackie Sardou, Claude Berri, Jacques Perrin (pas reconnus !)


Oscar du meilleur film étranger.

6 commentaires:

  1. J'ai beaucoup aimé cette analyse intelligente et qui restitue les émotions et les pensées qui ont affleuré en voyant ce film. Merci.

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  2. Merci à vous pour votre curiosité et votre commentaire.

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  3. Merci pour votre commentaire et votre partage.

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  4. Très bel article !
    J'aime beaucoup votre regard sur ce film riche en émotions.
    Du très grand cinéma, avec des acteurs habités par leur rôle.
    Merci

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  5. Excellente approche du film qui va dans le sens de la mienne. Je n’évoquerai que quelques points. Votre métaphore « Bardot la Gorgone et Frey la victime pétrifiée » me convient. L’auteur du billet ne néglige pas la thèse de la triangulation comme moteur mal conscientisé du désir d’une Dominique en soif de reconnaissance depuis son enfance. Le désir qu’elle inspire aux hommes est son arme et sa faiblesse. Perdre sa proie lui paraît intolérable quand sonne l’heure d’un attachement amoureux dont elle tient à minorer la composante charnelle qui n’entre pas pour elle dans le cadre d’une passion romanesque fantasmée, bien que tout à fait légitime en début de film si elle n’avait pas abouti à ce massacre shakespearien . Cependant, elle hurle à la fin du film que son amant l’a plus aimé que sa sœur parce qu’ils ont « baisé » beaucoup plus ! Se trouvant face à une inversion des forces à laquelle elle n’est pas préparée, elle tue la poupée (l’image du procureur était-elle si risible que cela ?). Après plusieurs tentatives de suicides à composante théâtrale (ou dirait hystérique de nos jours), le dernier aboutit finalement. Elle s’inflige sa propre sentence. Toute vérité n’est pas bonne à exposer en public ? On dit qu'elle serait cachée au fond d’un puits…

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