"I wish I had words", serais-je tenté de dire, comme Dennis Hopper lorsqu'il évoque le personnage incarné par Marlon Brando … J'ai un peu le même rapport d'écrasement fasciné face à ce film, moi qui ne fais qu'effleurer les chefs d'œuvre avec mes quelques mots.
Mais peut-être que, comme Hopper, je peux avoir malgré tout une connaissance intuitive de l'objet fascinant : le photographe azimuté a compris que son gourou, le colonel Kurz laisse la vie sauve au capitaine Willard (Martin Sheen) parce qu'il souhaite laisser un message au monde, à son fils peut-être, et qu'il a besoin pour cela du "misérable porteur de message" qu'est ce capitaine pour lui (ni un soldat ni un assassin).
Donc me voici encore face à un de ces films géniaux, dont la génialité est PLEINE du génie de son créateur (car il y a des génies du cinéma qui laissent plus d'espaces libres dans leurs films).
"Everyone gets anything he wants", dit la voix-off de Willard au début de son parcours initiatique. Elle résume peut-être l'état d'esprit de Coppola lorsqu'il se lance dans l'aventure démesurée de ce tournage, sans savoir exactement où il va… Il fonce, fait confiance à la puissance démiurgique de sa volonté, aux forces mystérieuses qui nous meuvent… et au cinéma…
"I wanted a mission", poursuit Willard dans cette première scène. En permission à Saïgon, sans mission prévue, sans objet désigné pour son désir, sans confrontation avec la mort, Willard est aspiré par son vide intérieur et sombre dans la dépression… La mission qui lui sera confiée comme une patate chaude apparaît pour lui comme un envoi salvateur hors de ce monde ordinaire où il est désormais incapable de vivre. On va lui désigner une victime, qui va progressivement s'affirmer en tant que modèle pour lui… Willard et Kurz vont être pris dans la confrontation mimétique, se retrouver au fond du vortex, "in the inmost cave" comme dirait le mythologue Joseph Campbell et ses émules hollywoodiens, aux confins de la violence sacrificielle, à la racine du mal…
"There is no way to tell his story without telling my own. And if his story is a confession, then so is mine", nous avertit en fin de prologue la voix-off de Willard, qui n'est sûr que d'une chose : Kurz est son double…
Dans l'admiration que développe peu à peu le héros pour sa proie-modèle, il y a probablement celle des scénaristes pour les "couillus" comme eux. John Millius et Coppola écrivent avec génie des scènes mythifiantes, efficaces et puissantes :
- la présentation de Kurz via sa voix enregistrée à la radio, dont la première phrase, prononcée avec la lenteur sourde d'une confession, pose le personnage, noir : "I watched a snail crawl along the edge of a straight razor. That's my dream. It's my nightmare. Crawling, slithering, along the edge of a straight razor … and surviving."
- la scène où Willard est briefé/manipulé par les officiers sur sa mission, et qui se termine par : "This mission does not exist, nor will ever exist."
Idée scénaristique brillante : le dossier sur Kurz que Willard trimbale : méditant à partir de photos, de rapports, de lettres, il est toujours ailleurs, déjà avec Kurz. Ces documents permettent de nourrir la relation malgré l'absence de Kurz. Ainsi dans la scène où Willard lit la lettre de Kurz à son fils, on sent qu'il admire de plus en plus ce vrai soldat, dont il pourrait bien être le fils spirituel…
L'armée officielle américaine, c'est probablement un peu Hollywood pour Coppola. Le cinéaste-prodige est un franc-tireur à Hollywood, mais il utilise les mêmes procédés que ceux qu'il critique…
Dans "Apocalypse Now", Coppola a l'intelligence de s'inclure dans le système qu'il dénonce, dans cette scène où il apparaît en réalisateur TV, dès le début de "l'horreur" que nous découvrons, cette guerre "à l'américaine" menée par la troupe du lieutenant-colonel Kilgore, qui part en vrille… Cette séquence représente la première étape du voyage proprement dit du héros.
Le chaos et l'effroi le disputent au grotesque, avec cette messe célébrée en plein carnage, et juste après, cette vache emportée par un hélico, dans une sorte de mise en scène aussi vide que spectaculaire du sacrifice expiatoire, base de la culture fondée sur la violence, sacrifice que l'on retrouvera à la fin, avec la mise à mort, dûment ritualisée cette fois, du taureau et de Kurz.
Coppola sait très bien faire ressentir cet état d'esprit de la première puissance mondiale de l'époque : "We got the power". Mais il ne le fait pas au premier degré, comme beaucoup de tâcherons hollywoodiens après lui, dans les années 80… Tout son film est imprégné de son point de vue sombre et planant : cette histoire est un cauchemar, cette mission n'existe pas…
Pas de violence dans la réalisation (montage, couleurs) comme le font les réalisateurs superficiels. Au contraire, Coppola et son directeur de la photo, Vittorio Storaro, privilégient les couleurs passées, sauf pour les scènes de show guerrier où le clinquant américain passe par les explosions, les feux d'artifice, les spotlights crus, les fumées colorées… On n'est pas dans une esthétique du net et du tranchant, mais dans un cauchemar halluciné, où l'air est chargé de fumée, de poussière, de brouillard ou de rideaux de pluie…
Car l'enflure des moyens cache une impuissance fatale. Et Kurz l'a compris, lui qui privilégie les actions de commando ciblées. Comme les Viets, Kurz sait que la seule alternative du soldat, c'est la mort ou la victoire. Le vers du mensonge de la civilisation de l'entertainment a pourri ses fondements mêmes et a brouillé, dans l'armée américaine, cette vérité guerrière.
Le commandant du bateau (Albert Hall) est un vrai soldat, lui aussi. Mais pour lui, cette mission n'a pas le même enjeu existentiel, comme en témoigne cette scène, où après le barnum meurtrier démentiel dans le "trou du cul du monde", il tente de dissuader Willard de poursuivre sa quête : "After all, who cares ?!"
Mais Willard est un être divisé à la recherche de lui-même (cf cette étrange statue entraperçue dans les premiers et derniers plans), et le film montre bien les effets de la folie diabolique : le diabolique est, étymologiquement, ce qui est jeté à travers et qui divise. Le diabolique est, au sens propre, pour les Grecs, le bâton qui semble rompu lorsqu'il est plongé dans l'eau ; au sens figuré, c'est l'apparence trompeuse. Ce qui est trompeur, qui fait croire à la cassure et relève de l'illusion des sens, est de l'ordre du diabolique ; ce qui rapproche, reconstitue l'unité ou la totalité originelle en dévoilant du sens, est de l'ordre du symbolique. Le film participe d'un effort symbolique pour comprendre la folie hallucinatoire de la guerre,
- la scène où Willard est briefé/manipulé par les officiers sur sa mission, et qui se termine par : "This mission does not exist, nor will ever exist."
Idée scénaristique brillante : le dossier sur Kurz que Willard trimbale : méditant à partir de photos, de rapports, de lettres, il est toujours ailleurs, déjà avec Kurz. Ces documents permettent de nourrir la relation malgré l'absence de Kurz. Ainsi dans la scène où Willard lit la lettre de Kurz à son fils, on sent qu'il admire de plus en plus ce vrai soldat, dont il pourrait bien être le fils spirituel…
L'armée officielle américaine, c'est probablement un peu Hollywood pour Coppola. Le cinéaste-prodige est un franc-tireur à Hollywood, mais il utilise les mêmes procédés que ceux qu'il critique…
Dans "Apocalypse Now", Coppola a l'intelligence de s'inclure dans le système qu'il dénonce, dans cette scène où il apparaît en réalisateur TV, dès le début de "l'horreur" que nous découvrons, cette guerre "à l'américaine" menée par la troupe du lieutenant-colonel Kilgore, qui part en vrille… Cette séquence représente la première étape du voyage proprement dit du héros.
Le chaos et l'effroi le disputent au grotesque, avec cette messe célébrée en plein carnage, et juste après, cette vache emportée par un hélico, dans une sorte de mise en scène aussi vide que spectaculaire du sacrifice expiatoire, base de la culture fondée sur la violence, sacrifice que l'on retrouvera à la fin, avec la mise à mort, dûment ritualisée cette fois, du taureau et de Kurz.
Coppola sait très bien faire ressentir cet état d'esprit de la première puissance mondiale de l'époque : "We got the power". Mais il ne le fait pas au premier degré, comme beaucoup de tâcherons hollywoodiens après lui, dans les années 80… Tout son film est imprégné de son point de vue sombre et planant : cette histoire est un cauchemar, cette mission n'existe pas…
Pas de violence dans la réalisation (montage, couleurs) comme le font les réalisateurs superficiels. Au contraire, Coppola et son directeur de la photo, Vittorio Storaro, privilégient les couleurs passées, sauf pour les scènes de show guerrier où le clinquant américain passe par les explosions, les feux d'artifice, les spotlights crus, les fumées colorées… On n'est pas dans une esthétique du net et du tranchant, mais dans un cauchemar halluciné, où l'air est chargé de fumée, de poussière, de brouillard ou de rideaux de pluie…
Car l'enflure des moyens cache une impuissance fatale. Et Kurz l'a compris, lui qui privilégie les actions de commando ciblées. Comme les Viets, Kurz sait que la seule alternative du soldat, c'est la mort ou la victoire. Le vers du mensonge de la civilisation de l'entertainment a pourri ses fondements mêmes et a brouillé, dans l'armée américaine, cette vérité guerrière.
Le commandant du bateau (Albert Hall) est un vrai soldat, lui aussi. Mais pour lui, cette mission n'a pas le même enjeu existentiel, comme en témoigne cette scène, où après le barnum meurtrier démentiel dans le "trou du cul du monde", il tente de dissuader Willard de poursuivre sa quête : "After all, who cares ?!"
Mais Willard est un être divisé à la recherche de lui-même (cf cette étrange statue entraperçue dans les premiers et derniers plans), et le film montre bien les effets de la folie diabolique : le diabolique est, étymologiquement, ce qui est jeté à travers et qui divise. Le diabolique est, au sens propre, pour les Grecs, le bâton qui semble rompu lorsqu'il est plongé dans l'eau ; au sens figuré, c'est l'apparence trompeuse. Ce qui est trompeur, qui fait croire à la cassure et relève de l'illusion des sens, est de l'ordre du diabolique ; ce qui rapproche, reconstitue l'unité ou la totalité originelle en dévoilant du sens, est de l'ordre du symbolique. Le film participe d'un effort symbolique pour comprendre la folie hallucinatoire de la guerre,
jamais plus diabolique que lorsqu'elle est menée par les Etats-Unis, experts en apparences trompeuses. C'est ce que dénonce Kurz, le colonel renégat dégoûté par le mensonge.
"Well, what do you think ?" demande Kilgore au soldat surfeur, dans l'hélico, toujours dans cette séquence où le combat est dirigé comme un film à grand spectacle par ce réalisateur-lieutenant-colonel dément, sur qui la mort ne semble pas avoir de prise réelle…
"Woaw !… It's very exciting !", répond le spectateur-soldat-surfeur. "No : the waves!", corrige Kilgore qui veut juste aller surfer sur les vagues.
Finalement, j'ai encore plus aimé le film lors de cette deuxième vision. En vrac :
- le choix, toujours signifiant, des moments de la journée pour chaque scène, est l'occasion pour Storaro d'exprimer son immense talent ; comme par exemple, l'aurore (ou le crépuscule ?) pour la scène du départ en bateau.
- la beauté de la jungle, avec ses immenses feuilles, dans la rare scène où l'équipage s'y aventure, et tombe sur un "fucking tiger"… "Never get out of the boat", dit la voix-off de Willard, qui apprend au fur et à mesure qu'il avance… "Kurz got off the boat. He split from the whole fuckin' program".
- comment tout d'un coup on découvre, via le point de vue de Willard, l'intérieur de la demeure des Français, lorsque, à la fin du repas mouvementé, le capitaine se retrouve dans un rapport d'intimité avec Roxanne Sarraut de Marais (Aurore Clément).
- le dernier plan de cette séquence, sur elle, sorte de statuaire cinématographique, enrobée nue dans le baldaquin de son lit.
Et la version Redux ? La longueur ne peut qu'être appropriée pour ce film (même si certains passages avec les Français sont moins bien dirigés).
- le choix, toujours signifiant, des moments de la journée pour chaque scène, est l'occasion pour Storaro d'exprimer son immense talent ; comme par exemple, l'aurore (ou le crépuscule ?) pour la scène du départ en bateau.
- la beauté de la jungle, avec ses immenses feuilles, dans la rare scène où l'équipage s'y aventure, et tombe sur un "fucking tiger"… "Never get out of the boat", dit la voix-off de Willard, qui apprend au fur et à mesure qu'il avance… "Kurz got off the boat. He split from the whole fuckin' program".
- comment tout d'un coup on découvre, via le point de vue de Willard, l'intérieur de la demeure des Français, lorsque, à la fin du repas mouvementé, le capitaine se retrouve dans un rapport d'intimité avec Roxanne Sarraut de Marais (Aurore Clément).
- le dernier plan de cette séquence, sur elle, sorte de statuaire cinématographique, enrobée nue dans le baldaquin de son lit.
Et la version Redux ? La longueur ne peut qu'être appropriée pour ce film (même si certains passages avec les Français sont moins bien dirigés).
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