Pour moi, Sokourov est le plus grand réalisateur contemporain.
Au début, il nous présente un "Soleil" reclus dans son palais, un intérieur littéralement glauque, sans aucune fenêtre : Hirohito apparaît comme un pantin blafard, qui se soumet sans conviction à l'étiquette et écoute l'ordre du jour énoncé par son majordome, à l'heure où l'Empire du Soleil Levant capitule. "Je n'ai aucun attribut divin", lui dit-il. "Mais peu importe… Je voulais juste plaisanter…"
Au début, il nous présente un "Soleil" reclus dans son palais, un intérieur littéralement glauque, sans aucune fenêtre : Hirohito apparaît comme un pantin blafard, qui se soumet sans conviction à l'étiquette et écoute l'ordre du jour énoncé par son majordome, à l'heure où l'Empire du Soleil Levant capitule. "Je n'ai aucun attribut divin", lui dit-il. "Mais peu importe… Je voulais juste plaisanter…"
Par les rituels quotidiens compassés qui continuent de "tourner à vide", Sokourov nous fait ressentir l'angoisse de l'empereur face à ce vide ; angoisse d'autant plus fortement vécue qu'elle n'a pas d'exutoire dans les gestes les plus triviaux, comme en témoigne le plan subjectif sur le crâne dégarni et transpirant la mort du vieux valet de chambre qui s'escrime à boutonner le col de la chemise du Dieu vivant, entravé… Puis, petit geste de dégoût d'Hirohito quand il se dégage finalement de l'emprise suante du serviteur consciencieux. "Sa majesté a maigri", lui dit celui-ci ; et d'ajouter :"Nous sommes tous extrêmement angoissés". Hirohito dit avoir "un goût étrange dans la bouche". Le goût de la mort ?… L'amertume d'une vie de coquille vide ? Dans cette séquence du début, tout, à l'image, est d'une verdeur cadavérique.
Puis la scène de la réunion avec les généraux (ci-dessous). Le jaune souffre est aussi pâle que l'était le vert.
Hirohito est décrit comme isolé du monde, dans sa bulle. Alors que Tokyo est envahie par les troupes américaines, il médite sur le mot "sarcophage" et s'extasie devant un spécimen de "dorippe granulata", un crabe conservé dans du formol. Il se passionne pour les poissons-chats, et avec ses yeux bridés et sa bouche en ventouse, il pourrait en être un!
Le jeu d'Issey Ogata est tout simplement génial. Cette façon de remuer, comme malgré lui, les lèvres "autour" de son discours, comme si l'Empereur avait deux corps, deux voix : l'intime et l'institutionnel, le privé et le sacré. Ce tic lui donne un air de poisson ou de serpent (langue qui sort de temps en temps).
Dans cette scène avec les militaires, face au général dont le corps (pleurs et gémissements) dit autre chose que le discours (déterminé au combat), l'Empereur-Serpent tient un double langage et prône la paix et la guerre en mêlant stratégie et poésie.
Et lorsqu'on le voit pour la première fois sortir, pour aller vers les Américains, il se meut comme dans un univers inhabituel, et part dans un délire devant l'officier américain, qui se termine par… "On ne court pas deux lièvres à la fois".
Et lorsqu'on le voit pour la première fois sortir, pour aller vers les Américains, il se meut comme dans un univers inhabituel, et part dans un délire devant l'officier américain, qui se termine par… "On ne court pas deux lièvres à la fois".
La scène de son réveil est étonnante. On l'a vu sourire dans son sommeil, il se réveille, se redresse, on croit qu'il va parler, mais rien… L'attente est créé et les plans qui suivent sont d'autant plus percutants : scènes de bombardements, irréelles, cauchemardesques, où des poissons volants passent en flèche en larguant des bombes dans un fracas assourdissant.
La bande-son rend le malaise existentiel, l'inquiétude psychique, comme les sortes de sifflements désagréables d'ondes radio lorsque Hirohito regarde ses albums-photos, sifflantes qui s'accentuent lorsqu'il arrive aux photos de Hitler serrant la main d'Hindenburg.
Comme dans d'autres films, Sokourov insère des plans où les proportions ne sont pas respectées : lorsque Hirohito regarde une gravure de combat, un plan commence sur la gravure, pano vertical et on tombe sur l'arrière de la tête de l'Empereur, qui semble plongé dans ce décor.
Sokourov nous présente un homme qui n'est pas complètement déconnecté de la réalité : il a une opinion sur les raisons de la défaite, il est humain lorsqu'il regarde son album-photos…
On est plutôt de son côté, il est plutôt pathétique et émouvant. Lorsqu'il explique à sa femme (Kaori Momoi, superbe) pourquoi il a renoncé à être Dieu, le mot choisi est idoine : "C'était incommode, ce n'était pas bien".
Tout se passe comme si Sokourov s'était arrêté sur la version historique mensongère élaborée par Mac Carthy lui-même et qui a prévalu jusqu'aux années 90. En réalité Hirohito était un opportuniste qui a au minimum cautionné l'impérialisme guerrier du Japon. Il représentait un des fondements de l'idéologie nationaliste et impérialiste d'un Japon supérieur, où les Alliés étaient appelés "bétail"… Sokourov, qui s'intéresse plus à l'humain qu'à l'histoire, a réalisé une réflexion sur le mythe, en créant son propre mensonge, sa propre marionnette, son Chaplin à lui…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire