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dimanche 13 février 2011

"Mon oncle d'Amérique" d'Alain Resnais (1980) avec Gérard Depardieu, Nicole Garcia, Roger Pierre,Pierre Arditi

Extrait du commentaire d'Henri Laborit :

"L’évolution, l’évolution des espèces, est conservatrice. Et dans le cerveau des animaux on trouve des formes très primitives.

Un premier cerveau que Paul Maclean a appelé le cerveau reptilien. C’est celui des reptiles, en effet, et qui déclenche des comportements de survie immédiate sans quoi l’animal ne pourrait pas survivre. Boire, manger, ce qui lui permet de maintenir sa structure, et copuler, ce qui lui permet de se reproduire.
Et puis, dès qu’on arrive aux mammifères, un second cerveau s'ajoute au premier. Et d’habitude on dit, avec Maclean encore, que c’est le cerveau de l’affectivité. 
Je préfère dire que c’est le cerveau de la mémoire. Sans mémoire de ce qui est agréable, de ce qui est désagréable,il n’est pas question d’être heureux, triste, angoissé ; il n’est pas question d’être en colère ou d’être amoureux. On pourrait presque dire qu’un être vivant est une mémoire qui agit.

Et puis un troisième cerveau s’ajoute aux deux premiers. On l’appelle le cortex cérébral. 
Chez l’homme, il a pris un développement considérable. On l’appelle un cortex associatif. 
Ce que ça veut dire? Ça veut dire qu’il associe. 
Il associe les voies nerveuses sous-jacentes et qui ont gardé la trace des expériences passées ; il les associe d’une façon différente de celles où elles ont été impressionnées par l’environnement au moment même de l’expérience. 
C’est-à-dire qu’il va pouvoir créer, réaliser un processus imaginaire.

Dans le cerveau de l’homme, ces trois cerveaux superposés existent toujours. 
Nos pulsions sont toujours celles très primitives du cerveau reptilien."

S'il y a un film qui mérite l'appellation de "film-cerveau", c'est bien celui-ci. 
Resnais nous convie à son expérience filmique, basée sur une théorie (même si ce n'est pas la démonstration d'une théorie).
Une théorie sur le cerveau.
Or si le film fonctionne c'est peut-être parce que Resnais, qui est un formaliste comme il le dit lui-même, semble calquer son approche formelle sur le fonctionnement du cerveau : il associe le réel (passages documentaires avec Laborit, les seuls accompagnés de musique), la fiction (la mémoire personnelle des évènements vécus par les personnages) et la voix-off du narrateur (qui réalise "le processus imaginaire").  
"J'ai des images dans la tête" explique Resnais dans le reportage des bonus, "mais je n'ai pas les ponts". Au tournage, on "remplit les creux." "C'est cette partie-là la plus intéressante".
Resnais crée aussi des liens entre les vies des personnages, puisque selon la théorie de Laborit, ce sont les autres qui imprègnent et marquent notre cerveau, et vivent ainsi en nous.
Laborit rappelle d'ailleurs très justement que nous avons constamment besoin des autres, dans le sens le plus concret : nous ne sommes pas polytechniciens.
"On peut donc distinguer quatre types principaux de comportement :
1) Comportement de consommation, qui assouvit les besoins fondamentaux.
2) Comportement de gratification. Quand on a l’expérience d’une action qui aboutit au plaisir, on essaie de la renouveler.
3) Comportement qui répond à la punition ; soit par la fuite qui l’évite ; soit par la lutte qui détruit le sujet de l’agression.
4) Comportement d’inhibition : on ne bouge plus, on attend en tension. Et on débouche sur l’angoisse. L’angoisse c’est l’impossibilité de dominer une situation"."
Les personnages me paraissent un peu "irréels". C'est leur manière de parler, comme s'ils lisaient leur texte… On est comme dans un rêve.
En particulier Jean Le Gall (Roger Pierre), le bourgeois qui se laisse vivre : il est un peu mou, "flottant", terne. 

De manière étonnante, René Ragueneau, interprété par Depardieu, est le personnage le plus passif, le plus effacé. Du moins jusqu'à la scène où il rompt avec sa famille paysanne (ci-contre), et où l'on retrouve le Depardieu habituel. 
Les scènes plus "dramatiques" sont un peu surjouées.
Dans la scène où la comédienne Jeanine Garnier (Nicole Garcia) est ramenée chez elle par sa mère, Nicole Garcia joue faux. Elle est un peu "fake", comme la star-fétiche de Jeanine, un homme : Jean Marais. 

La star-fétiche de Jean est Danielle Darrieux, "dont il est depuis l'enfance un fervent admirateur", et dont il se plaît à dire qu'il n'a jamais été fidèle qu'à elle. Jean est né dans un île. C'est un intellectuel (son héros est depuis toujours un personnage d'un livre, le roi de l'or, "Mon oncle d'Amérique") aux ambitions politiques. "Ministre, c'est pour écrivain qui n'a pas réussi" lui dit sa maîtresse Jeanine.

La star-fétiche de René est un homme : Jean Gabin. Son côté "j'encaisse en silence" semble le toucher particulièrement.
Une fois devenu directeur d'usine, son agressivité à peine désinhibée le fait entrer dans le cercle de la rivalité mimétique avec son double et concurrent Léon Veestrate (Gérard Darrieu).
Lorsqu'ils sont ensemble dans un dîner, les gros-plans sur les invités, qui ont l'air de poupées, donnent un style presque bédéesque.
Soumission agressive de René servant le repas qu'il a préparé à son rival qui s'apprête à le dévorer tout cru (Darrieu, ci-dessous, à la mâchoire idoine)
L'inhibition c'est quand on s'aperçoit qu'on ne peut ni lutter ni fuir, qu'on est coincé. Or, dans nos sociétés policées, on est presque tout le temps dans l'inhibition de l'action. Pourtant l'expression de la violence défensive est salutaire, pour le sujet du moins, même si l'explosion aggressive est rarement rentable. Inhibée, la violence agressive provoque angoisse, infection, toutes sortes de maladies psycho-somatiques, cancer etc…
René va développer silencieusement un ulcère.
Tandis que Jean aura des crises de colique néphrétique qui le feront hurler comme une chochotte.

Souvent, j'ai l'impression que les comédiens jouent mal. Je me suis demandé si c'était volontaire, pour styliser, ou pour créer un décalage.   
Mais dans le bonus, Resnais explique que souvent au tournage, il a la tête au montage et que pour lui, diriger c'est expliquer la psychologie du personnage au comédien et ensuite ne pas le déranger…
En tous cas, le contraste est flagrant avec les animaux (rats…), bien meilleurs devant la caméra !
Ceci dit, les comédiens qui jouent faux incarnent des personnages qui sont dans le faux. 
Chacun recherche soi-disant son plaisir ou le bonheur, alors qu'il est mû par des pulsions qui le dépassent, qui restent inconscientes, masquées par le langage et travesties par les modèles culturels.
C'est ce que dit Zambeaux (Pierre Arditi), le plus cynique, le plus dur des personnages : "L'Amérique, ça n'existe pas. Je le sais. J'y ai vécu." 
Exemple du processus d'occultation : Arlette (Nelly Borgeau), la femme de Jean (le ministre) masque son égoïsme. Elle se met dans une position de domination par rapport à son ex-rivale, Jeanine. Elle dit avoir menti pour les autres : pour son mari (sa réussite), ses enfants.

Je ne souscris pas complètement à la vision de Laborit considérant la domination comme un comportement nécessaire. En gros, la finalité du cerveau serait la domination. 
Par contre, ce qu'il dit à la fin,  rejoint tout à fait ma préférence pour la vision de René Girard centrée sur le désir mimétique par rapport à celle de Freud axée sur le traumatisme : 
"L’inconscient constitue un instrument redoutable non pas tellement par son contenu refoulé, refoulé parce que trop douloureux à exprimer, car il serait «puni» par la socioculture, mais, par tout ce qui est, au contraire, autorisé et quelquefois même «récompensé» par cette socioculture et qui a été placé dans son cerveau depuis sa naissance. Il n’a pas conscience que c'est là, mais pourtant c’est ce qui guide ses actes. 

C’est cet inconscient-là qui n’est pas l’inconscient freudien qui est le plus dangereux. 

En effet, ce qu’on appelle la personnalité d’un homme, d’un individu, se bâtit sur un bric-à-brac de jugement de valeurs, de préjugés, de lieux communs qu’il traîne et qui, à mesure que son âge avance, deviennent de plus en plus rigides et qui sont de moins en moins remis en question. Et quand une seule pierre de cet édifice est enlevée, tout l’édifice s’écroule. Et il découvre l’angoisse. 

Et cette angoisse ne reculera ni devant le meurtre pour l' individu, ni devant le génocide ou la guerre pour les groupes sociaux pour s’exprimer.

On commence à comprendre par quel mécanisme, pourquoi et comment, à travers l’histoire et dans le présent se sont établies des échelles hiérarchiques de dominance. Pour aller sur la lune, on a besoin de connaître les lois de la gravitation. Quand on connaît ces lois de la gravitation, ça ne veut pas dire qu’on se libère de la gravitation. Ça veut dire qu’on les utilise pour faire autre chose. 
Tant qu’on n’aura pas diffusé très largement à travers les hommes de cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l’utilisent, tant qu’on ne leur aura pas dit que, jusqu’ici, ça a toujours été pour dominer l’autre, il y a peu de chances qu’il y ait quelque chose qui change."

Pour moi, l'homme n'est pas qu'un animal évolué. 

Laborit a peut-être le dernier mot, mais c'est Resnais qui a les dernières images du film, magnifiques : une ville américaine, des rues désertes, des immeubles en partie démolis, incendiés. Sur la façade d’un immeuble on découvre une forêt peinte. La caméra, en huit plans, va s’approcher de plus en plus dans l’axe, pour ne laisser subsister que quelques traces de peinture sur les briques.
A propos de cette vue, Resnais dira : "C'est pris dans une rue de New York, et cette image m'a hanté, je ne saurais dire pourquoi. Disons, si vous voulez, que c'est comme un point d'interrogation : comment s'approcher du détail sans perdre de vue l'ensemble".
L'ensemble est une ville en ruines, mais le détail qui attire l'œil de Resnais est une représentation. C'est le choix de la fiction. Inventer un possible.

Merci à Gabriel Bittar de m'avoir indiqué ce lien répertoriant tous les dits de Laborit dans le film : http://quantasoi.free.fr/textes/Mon%20oncle.htm

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