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dimanche 8 mai 2011

"The Bridges of Madison County" de Clint Eastwood (1995) avec Clint Eastwood, Meryl Streep, Annie Corley, Victor Slezack

"There is particular smell in Iowa" dit le photographe Robert Kincaid (Clint Eastwood), au début, dans sa voiture, à Francesca Johnson (Meryl Streep) qui le guide vers le pont qu'il cherche à photographier. Réplique qui me rappelle le "Every city has its own smell" relevé dans mon post précédent sur "A room with a view". Autre adaptation d'un roman ; autre histoire romantique d'amour entre des personnages loin de chez eux (Lucy est une anglaise en villégiature à Florence ; Francesca est de Bari, en Italie) ; autre film où la beauté d'un décor naturel est mise en valeur.
Mais la différence de signification dramatique entre ces deux réparties

reflète la différence de qualité et de finesse entre les deux réalisations.
Dans "Room", la phrase en question dite par la romancière Eleanore se veut significative (éveil de la sensualité) pour l'histoire d'amour  qu'elle décrit et va transposer dans son futur roman.
Dans cette scène de "Bridges", le regard d'Eastwood sur Robert est tendrement moqueur. C'est une phrase-paravent pour le photographe. Robert et Francesca viennent de se rencontrer, et ils ne font pas connaissance par des questions explicites. Ce qu'Eastwood veut faire passer dans cette scène, c'est le début de leur attirance mutuelle. Ils sont constamment en action. Francesca s'agite. Robert est plus calme… derrière son "paravent" cérébral.
On pourrait presque dire que c'est l'odeur de Francesca qui est le sous-texte essentiel de la scène et de la phrase de Robert…

Film de facture classique : un réalisateur et des comédiens au service (avec quel talent et finesse !) d'une histoire très bien écrite.
C'est beau parce que les comédiens sont justes, les personnages nobles et sincères, et leur histoire tragique.
Classicisme parfois conventionnel, comme les fondus enchaînés de la scène des premiers baisers (ci-contre), lorsque Robert et Francesca dansent langoureusement sur "I can't erase your beautiful face before me" de John Hartman.
Mais la séquence suivante retrouve vite le niveau de finesse du film. Ils sont au lit, après l'amour. Eastwood arrive à faire passer le pressentiment tragique de Francesca, qui teinte dès le départ et irrémédiablement leur relation de nostalgie.
A ce propos, le dernier plan du film paraît emblématique de l'atmosphère du film : ralenti  sur le geste vigoureux de Michael (Viktor Slezak) qui vide l'urne mortuaire de sa mère au-dessus du pont, réalisant ainsi sa dernière volonté. L'image se fixe lentement sur l'air chargé de cendres.
En attendant, comblée après leur première union physique, mais déjà orpheline de cette relation unique, Francesca implore Robert de la libérer de la triste réalité : "Take me to one of your places".

Puis la voix-over de Francesca : "And in that moment, everything I knew to be true about myself up until then was gone. I was acting like another woman, yet I was more myself than ever before".

La seule scène ratée est celle (ci-contre) où Eastwood est supposé faire le pitre, délirer un peu, devant une Streep MDR. C'est assez pathétique.

Meryl Streep est tonique : c'est ce qui la rend attirante même dans les scènes du début, où elle se livre aux corvées familiales.
Sous certains angles et certaines lumières, elle devient vraiment superbe. Plan où elle méconnaissable, couchée dans son lit, le matin, au lendemain de leur rencontre, après la nuit où elle a découvert le mot que Robert lui a laissé sur le pont.

Robert Kincaid… J'ai beaucoup aimé ce personnage. Un mec bien, qui se présente comme un photographe dont le travail journalistique assèche la créativité, qui se considère de toutes façons trop équilibré pour être un artiste ("I'm not an artist"), mais qui n'en poursuit pas moins une quête obsessionnelle ("I'll keep on making pictures").
J'ai été interpellé par les considérations "bouddhistes" de ce baroudeur, toujours en mouvement :
- "Things change. They always do, it's one of the things of nature. Most people are afraid of change, but if you look at it as something you can always count on, then it can be a comfort."
Heu… Est-ce que le fait de compter sur quelque chose est un réconfort suffisant en soi ? Si l'ont craint le changement, c'est que l'on redoute la péjoration de sa situation. Ce que l'on craint, c'est le mal. Donc est-ce que le fait de compter sur le malheur en fait un ami ? Peut-on se réjouir d'avoir pour ami fidèle le malheur ? Probablement que selon une certaine distance bouddhiste par rapport aux "flux structurels", il ne faut pas qualifier le changement. Pas de jugement. 
Lorsque Francesca lui demande s'il ne se sent jamais seul, Robert répond sans sourciller "No: I embrace the mystery". Répartie qui peut sonner un peu pompeuse et que Francesca ne manquera pas d'évoquer plus tard dans une scène "d'accrochage"…

Finesse de la réalisation, derrière la facture classique : une des scènes qui ponctuent le film, entre Michael et Caroline (Annie Corley), les enfants de Francesca.
A ce stade des révélations sur la personne et le destin de leur mère, Michael a été suffisamment "éclairé"  pour accepter l'idée qu'elle ait pu avoir une vie sentimentale et sexuelle secrète. Il est soûl, bouleversé, mais se sent capable de poursuivre lui-même la lecture du carnet posthume. Il va s'y mettre. Mais au lieu d'être sur lui, Eastwood le laisse de dos en amorce et reste sur Caroline. C'est un vrai choix "d'auteur", en ce qu'il enrichit le film, apporte quelque chose de plus à ce qui est dit : la réaction de Caroline, qui est effectivement intéressante.

Autre exemple de la réalisation à fleur de sensibilité : lorsque Francesca accueille sa famille qui est de retour. Sur le porche de leur maison, elle a suivi des yeux l'arrivée de leur voiture depuis l'entrée de la propriété, au loin. Et au moment où son mari et ses enfants vont sortir du véhicule, elle jette un regard sur cette entrée, guettant secrètement un signe de son amant évanoui.
Ce qui est extraordinaire, c'est qu'Eastwood arrive à transmettre ce phénomène subjectif : quand, après une expérience marquante -en particulier amoureuse-, un lieu auparavant à la fois familier et anodin a acquis une aura de connivence singulière.

Dernier exemple de finesse d'écriture. Il pleut à verse. Francesca est dans la camionnette. Elle attend son mari qui fait une course. La silhouette de Robert apparaît : un Eastwood stoïque sous les trombes d'eau, comme un appel à tout quitter et le suivre. La réaction de Francesca est alors paradoxale : elle sourit. Son sourire exprime le bonheur des retrouvailles, mais il est aussi totalement incompatible avec la décision attendue par le spectateur. Et là-dessus, autre  réaction étonnante de Robert, qui sourit aussi, malgré tout. Cet échange de sourires, un des plus beaux du cinéma,
est emblématique de l'approche du temps dans cette histoire romantique (l'éphémère et l'éternel).
Dès lors dans la scène suivante, on sait au fond que Francesca n'osera pas sortir de la camionnette pour rejoindre la voiture de Robert qui l'attend, devant, au feu rouge ; ce qui rend cette scène d'autant plus poignante (on est dans le tragique, pas dans le suspens).

A l'issue de leur quatre jours de bonheur, comme pour fermer la parenthèse enchantée, avant de quitter Francesca qui ne pouvait pas mettre un trait sur son engagement marital, Robert avait tenu à lui dire quelque chose, quelque chose qu'il n'avait jamais dit auparavant et ne redirait pas : "This kind of certainty comes but once in a lifetime." 

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