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samedi 23 juillet 2011

"Black Narcissus" de Michael Powell et Emeric Pressburger (1947) avec Deborah Kerr, David Farrar, Kathleen Byron, Jean Simmons, Sabu, Judith Furse

"There's something in the atmosphère that makes everything exaggerated" (Mr Dean)

Attention joyau ! Visuellement, un des films les plus épatants que j'aie jamais vu.
Le film a remporté deux Oscars en 1947 : pour la photo de Jack Cardiff et les décors de l'allemand Alfred Junge. Gageons qu'ils auraient des chances de gagner s'ils concouraient aujourd'hui.

Film audacieux d'un aventurier. 

"The House of women" : un magnifique palais (ancien harem du rajah) en surplomb sur les sommets himalayens.
"Tout est beauté, mais c'est une beauté païenne", raconte Michael Powell dans ses mémoires.

Dès le début, dans ce lieu pittoresque, le grotesque des habitants le dispute à l'inquiétant des traditions obscures qui le hantent. Pour le grotesque :
- Mr Dean (David Farrar), chapeau et shorts, balloté sur son poney (il touche quasiment le sol) ;
- Angu Ayah (May Hallat), la gardienne des lieux, vieille bouffonne teigneuse ;
- le jeune et coquet général (Sabu, ci-contre) qui arrive sur son cheval blanc ;
- le vieux général (joué par un comédien sorti quasiment aveugle de la guerre) qui a gentiment prévu de la nourriture pour accueillir les sœurs :"Sausages ! They will eat sausages ! European eat sausages wherever they go !"
Pour l'inquiétant :
- la sombre gravité du lieu ;
- la musique qui accompagne les panos sur les fresques témoignant d'un passé à la fois licencieux et sacré ;
- les souvenirs que le lieu réveille chez Sister Clodagh (Deborah Kerr) : magnifique scène de chasse à cour, glorifiée par une brillante réalisation.
De fait, comme il n'y a aucune ironie dans le grotesque, Powell arrive à échapper au ridicule dans cette scène improbable vers la fin du film (ci-contre) où, pour enjoindre les sœurs de fuir le danger, Mr Dean, avec son chapeau et son short, torse nu et poilu, débarque dans une pièce où elles sont réunies de part et d'autres d'un canapé rond  tapissé de velours bleu. C'est d'ailleurs ce personnage apparemment ridicule (mais qui ne l'est jamais, grâce à l'excellente interprétation de David Farrar) qui énonce cette phrase-clé, placée en liminaire de ce message : "There's something in the atmosphère that makes everything exaggerated".

Ce jeu dangereux sur le grotesque et le sérieux aurait pu rendre le film bancal.
Mais il n'en est rien parce qu'il correspond à la démarche même du couple d'auteurs Powell/Pressburger.
Le premier fourmille d'énergie exubérante que le second canalise avec douceur et finesse.
Et tous deux jouent, avec grand plaisir, mais avec aussi le sérieux des enfants qui jouent, en croyant, le temps du jeu (le temps du film) au monde du jeu et à ses règles (à la mise en scène).
Et le moins que l'on puise dire en voyant "Black Narcissus", c'est qu'ils savent nous entraîner dans leur jeu.
Powell écrit dans ses mémoires : "Je ne suis pas un grand homme. Je ne suis pas un homme brillant. Je ne suis pas un homme du tout, mais un petit garçon combatif et rêveur, bien décidé à imposer sa vision du monde à qui veut l'entendre."

Belle scène (ci-contre) du choix, par la mère supérieure, des sœurs qui vont accompagner la jeune Sister Clodagh  dans la fondation de ce couvent sur le toit du monde : ça permet de les typer. Les derniers conseils de la mère supérieure : "Never forget : the superior of all is the servant of all".

Mélodrame flamboyant où tout est dramatisé à la manière expressionniste.

Cadres débullés.

Plan vertigineux (ci-contre) de la sœur cinglée, Ruth (Kathleen Byron), qui sonne la cloche au-dessus du vide. Junge, le décorateur, a beaucoup utilisé la peinture sur verre et les découpes sur plâtre pour les arrières-plans, avec des effets de perspective virtuoses.

Scénario toujours en marche, comme les tambours qui ne s'arrêtent qu'à la mort du prince héritier.

On peut dire que la raideur de l'habit noir et blanc des sœurs chrétiennes va se heurter au courbe des saris colorés des indiennes. 

Les intérieurs sont ouverts aux quatre vents  : voilages en mouvement, oiseau qui traverse la pièce….  Powell et Pressburger voulaient que le vent devienne un personnage aussi important que la lumière ou les montagnes.
Le Palais de Mopu est un ancien lieu de luxure ouvert aux vents mauvais, qui soufflent dans chaque plan du film, faisant mouvoir les ombres.
C'est cette absence de clôture qui explique l'échec de la mission, comme le dit avec beaucoup de bon sens la sœur jardinière, Sister Briony (Judith Furse) : "I think you can see too far". Elle a lutté pour ne pas se laisser happer par les
esprits des lieux (même quand elle était supposée être en prière dans la chapelle), mais elle a succombé aux sirènes de l'agréable et a planté des fleurs au lieu de légumes. C'est elle qui résume probablement le mieux la vérité du lieu :"There are only two ways to live in this place : either ignore it, like Mr Dean, or give yourself up to it, like the Holy Man". 
Intrusion aussi de Mr Dean dans la chapelle le soir de Noël : ivre, il renverse un tabouret, et entonne avec les sœurs un cantique, mais à la façon d'un crooner. Tancé par Sister Clodagh à la sortie de la messe, il part en chantant "Why I'm so fond of pleasure, I cannot be a nun ! Ha ! ha !"

Rien de convenu. 

Même l'exotisme est singulier, car le film est avant tout l'œuvre cohérente d'un auteur :
 - c'est vrai pour le décor du film, du fait du choix déterminant de Michael Powell de tourner l'intégralité du film en Angleterre, essentiellement dans les studios de Pinewood ; "Je craignais fort que si nous allions tourner, par exemple, au Népal, l'exotisme du lieu n'écrase l'histoire". Il craignait aussi que tourner une partie du film dans des décors réels ne nuise à l'unité plastique du film.
- c'est vrai aussi pour les accents contemporains des morceaux de musique "indienne" composés par Brian Easdale.

Des personnages et des situations complexes, des dialogues chargés de sous-entendus.
On croit que la jeune orpheline Kanchi (Jean Simmons), va être le ver dans le fruit du couvent ("la jeune Indienne qui introduit le monde, la chair et le diable dans la retraite des nonnes" selon Powell lui-même), mais elle n'est qu'un élément de ces forces qui vont littéralement traverser les cinq sœurs et remuer leurs souvenirs enfouis, réveiller leurs désirs, désintégrer leurs inhibitions.
"Isn't your business to save souls ?" demande malicieusement Mr Dean (ci-contre) à Sister Clodagh, lorsqu'il lui amène cette coquette aux yeux d'émeraude. "No one could have patience with her, except you."
Ainsi Dean est généralement pertinent lorsqu'il pousse Clodagh dans les retranchements de sa foi. Comme aussi lorsqu'elle découvre "The Holy Man", le vieux barbu en méditation perpétuelle sur les hauteurs de leur propriété : "Well really I don't know what to do", dit-elle à Dean.  "What would Christ have done ?", lui lance-t-il.
Aucun manichéisme : chaque personnage a ses faiblesses et son humanité. 
Clodagh fait de son mieux pour aller vers les autres, en essayant de garder son calme, son quant-à-soi.
"I struggle again in bitterness", avoue-t-elle à la fin à Dean, avec beaucoup de clairvoyance et de sincérité.
On n'est pas dans le noir et blanc !! D'ailleurs, cette subtilité correspond au traitement que fait Powell du procédé Technicolor. Celui-ci donne généralement des couleurs éclatantes, saturées. Or Powell fait tout pour les adoucir, les atténuer (ce qui a donné lieu à des disputes avec Technicolor lors du tournage de "Colonel Blimp"), et livre des couleurs superbes en demi-teintes, pastels, avec parfois des pointes de rouge. 

Chaque plan est d'une beauté plastique étudiée, un tableau en mouvement.
"Vermeer was the sort of painter I had in mind on "Black Narcissus", because the light has to be clear, and as simple as possible", raconte Jack Cardiff, le Directeur de la Photo oscarisé, dont c'était le premier film !
Il travaillait pour Technicolor. "Jack était le plus brillant technicien de Technicolor et leur démonstrateur vedette", raconte Powell.
L'entente entre les deux franc-tireurs fut parfaite. "Pour son invention, son imagination, sa folle audace, Jack Cardiff reste unique dans le domaine de la photo en couleur."
Le moindre détail fait vibrer l'image, comme les légères ombres sur les visages dans la scène du flashback dans la famille de Clodagh (ci-contre), quand celle-ci reçoit des bijoux d'émeraude de sa grand-mère.
Incroyable effet de diffusion de rouge dans l'image qui se tord quand Dean hurle à la folle amoureuse : "I don't love anyone !!"
"When I saw their work on screen", dit Martin Scorsese, fan de Powell et qui deviendra son ami, "this was like being bathed in color. It was palpable. I don't know but… color… the color itself became the emotion of the picture."
Plus le film avance, plus Powell se permet de nous entraîner dans son univers cérébral jusqu'à la séquence culte (ci-contre) où Ruth, à l'aube, tente de pousser Clodagh dans le vide :
-  des gros-plans (le rouge, bien Technicolor cette fois, de la bouche maquillée de Ruth) ;
- des couleurs irréelles : Cardiff utilise des filtres verts et des couleurs rosées dans les taches de lumière du soleil,
en référence à l'utilisation des couleurs complémentaires de Van Gogh, pour traduire la colère, le côté dérangé de Ruth
- la musique comme base dramatique. "He used to say : "The music is the master", se souvient sa femme, Thelma Schoonmaker, la monteuse de Scorsese. Powell a découpé cette séquence à partir de la musique, qu'il faisait jouer sur le plateau pendant son tournage.

J'ai aimé la danse sensuelle de Kanchi (ci-contre) sur une musique de flûte et tambours, avant l'arrivée du jeune Général dans cette pièce où les miroirs sont superbement utilisés.
J'ai adoré cette idée du duel final, spirituel : Sister Clodagh et Sister Ruth, assise face à face toute une nuit (ci-contre), la première veillant sur la seconde, défroquée, qui la défie, les cheveux libérés, moulée dans sa robe, maquillant ses lèvres. La jeune mère supérieure l'avait surprise, alors qu'elle s'apprêtait à rejoindre Dean, dont elle est follement éprise. Mais Clodagh l'a suppliée : "At least wait until this morning, and I'll wait with you".

Un plan étrange suit la scène de la mort de Ruth l'envoûtée, et ses couleurs d'aube irréelle : de la végétation (au vert éclatant) sous un soleil radieux. Comme si le lieu avait eu son sacrifice.
Quand on pense qu'après le rejet de "Peeping Tom", Powell, mis au ban de l'industrie cinématographique, a fini dans le dénuement… C'est dans la lignée des destinées des Griffith, Stiller, Stroheim, Welles etc… mais ça me laisse toujours perplexe…

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