Les gens de ma génération (je suis né l’année de la sortie du film), ou de la précédente, qui ne sont pas spécialement cinéphiles, parlent souvent de films « intellectuels » pour qualifier tout film qui demande un petit effort d’attention, qui ne se consomme pas comme un MacDiovisuel ou qui a une quelconque ambition au-delà de plaire au plus grand nombre. Les jeunes aujourd’hui parlent plutôt de films « prises de tête ».
Pour moi, « La collectionneuse » est un exemple de film vraiment intellectuel.
C’est le film d’un intellectuel ; qu’on devine raffiné, cultivé et qui ne prend pas la pose.
Les clés d’entrée dans son univers sont aussi principalement intellectuelles. C’est le genre de film qui fait le bonheur des critiques : ils peuvent alimenter leur glose des références, citations, théories évoquées dans le film… Avec ces maigres notes, j’ai bien conscience de ne faire qu’effleurer l’analyse possible.
Sa facture est plutôt intellectuelle.
Avant de devenir cinéaste Rohmer était professeur de lettres et écrivain. Le film est très littéraire : la voix-off narrative d’Adrien au passé simple, les dialogues sophistiqués dit par des non-professionnels (ça fait paradoxalement ressortir le texte, un peu à la Bresson), les plans appuyés sur les livres qu’ils lisent (Adrien les œuvres complètes de Rousseau, Haydée, « Le romantisme allemand »)…
Pourtant, ce qui m’avait marqué lors de ma première vision il y a 25 ans, c’était plutôt les plans contemplatifs sur les algues dans la mer etc… et la moue charmante d’Haydée ! J’étais plus sensible à ce que Noël Herpe appelait (dans « Libération », en 1998) « une sorte de sous-film où se manifestent sans aucune distance la beauté des corps, le passage d’un instant, la possibilité du bonheur »
Dans son ensemble, le film est une approche intellectuelle et distanciée des sentiments des personnages.
Une approche sur le vif, puisque la voix-off d’Adrien analyse avec une certaine lucidité ce qu’il vit au passé tout proche.
Il y a aussi les conversations entre les trois personnages, comme celle-ci, très révélatrice :
Adrien : "J’ai trouvé la définition de Haydée : c’est une collectionneuse. Haydée, si tu couches à droite et à gauche comme ça, sans préméditation, tu es l’échelon le plus bas de l’espèce, l’exécrable ingénue. Maintenant, si tu collectionnes d’une façon suivie, avec obstination, bref si c’est un complot, les choses changent du tout au tout."
Haydée : "Je ne suis pas une collectionneuse. Je cherche, pour essayer de trouver quelque chose, d’ailleurs, je peux me tromper".
Daniel : "Elle ne collectionne pas, elle prend ce qu’elle trouve. D’ailleurs, elle ne sait pas ce qu’est l’éloignement."
Tous ont un peu raison. « Je me suis mis à aimer le cinéma quand je me suis aperçu qu’il pouvait exprimer des sentiments ambigus », confesse Rohmer.
En tous cas, il me semble que l’aspect « complot », même partiellement élucubré par Adrien, est fondamental dans la dramaturgie de Rohmer. Sans complot, pas d’intrigue, pas de film (en anglais, « plot » signifie à la fois le complot et l’intrigue d’une histoire).
Vers la fin du film, en quelques phrases off d’Adrien, qui se livre à l’analyse sentimentale de l’effet sur lui du couple Haydée-Daniel, Rohmer utilise un florilège de termes qui pourraient concerner son approche de réalisateur : « artifice », « jeu », « chemin détourné », « hypothèses », « théorie »…
J’admire Rohmer : le film est constamment sur le rasoir, et avec le même matériau (scénario, "comédiens"), un réalisateur médiocre, moins affûté, aurait sombré dans le navet ridicule.
D’emblée, la démarche d’Adrien m’a intéressé : cette volonté de prendre le temps de ne rien faire, ça me parle. Il veut profiter de ses « vacances » pour entretenir « un état de passivité, de disponibilité totale ». Il parle de « cette recherche du rien, du vide ».
Le dispositif aussi m'intéresse particulièrement : momentanément détachées de toutes contraintes sociales ou professionnelles, des personnes qui ne se connaissent pas cohabitent quelque temps dans un lieu unique qui ne leur est pas familier.
Enfin, pour moi « La collectionneuse » est une belle illustration des théories de mon mentor intellectuel René Girard. On est clairement dans le trio du désir mimétique.
Adrien commence par se confronter au vide (toute la théorie mimétique repose sur le vide métaphysique et son incompréhension).
Puis chacun est tour à tour le jouet des autres, objet d’admiration et de rivalité (« Il est infiniment au-dessus de tout ce que tu as pu rencontrer », dit Adrien à Haydée en parlant de Daniel), dans une recherche de friction excitatrice plutôt que d’union harmonieuse (« Ce genre de situation m’amuse », avoue Haydée. « Un bonheur sans nuage, quelle tristesse ! »).
Adrien : « Pour une fois que tu as la chance d’être aimée par un être exceptionnel !
- Ecoute, je suis venu pour vivre dans la paix, et tu la troubles.
- Si chacun vit pour soi, je ne la dérangerai pas ».
Elle touche juste ici, Haydée. Mais justement, le propre du sujet soumis au désir mimétique, c’est qu’il ne vit pas "pour soi", en fonction de ses propres désirs, parce qu'il ne les connaît pas.
Depuis "Mme Bovary", on sait avec Flaubert que la passion romantique mène invariablement à la déception. Malgré leur apparent cynisme désillusionné, les personnages de ce « conte moral » sont romantiques dans le sens où le romantisme est devenu indissociable de la soif d’aventure, de la folle exploration pour elle-même.
Le choix de Saint-Tropez est cohérent.
Un dandy marchand d'art, un artiste qui produit des œuvres littéralement tranchantes, une fille qui use de ses charmes. On est ici dans la stratégie permanente, le calcul de l’effet que l’on fait sur l’autre. Pas dans la joie.
Les sourires autres que carnassiers sont rares. Mais ils laissent alors joliment affleurer la vérité toute autre de ces personnages perdus.
Beau retournement de situation à la fin.
C'est mon film préféré. Pendant des années, il m'a manqué la fin. Mon enregistrement s'arrêtait avant le" retournement de situation". Expérience troublante, et magique. Le voir et le revoir, en se disant à chaque fois, que peut-être la bande ne s'arrêterait pas. Merci pour cet article...
RépondreSupprimerMerci à vous !
SupprimerVous qui aimez la collectionneuse, podcastez ceci: "Philosopher avec Eric Rohmer"(Pauline à la plage et la collectionneuse sur France Culture dans les nouveaux chemins, diffusé le 21.03.2012.
RépondreSupprimerMerci pour le tuyau. Je viens de m'abonner au Podcast, mais la dernières émission podcastable est celle du 26/03… A moins qu'il y ait un autre moyen d'accéder aux archives. Je vais encore chercher…
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