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lundi 14 mai 2012

« Leaving Las Vegas » de Mike Figgis (1995), avec Nicolas Cage, Elisabeth Shue, Julian Sands

J’avais beaucoup aimé ce film à sa sortie. 
L’histoire d’amour condamnée (encore ! cf post précédent), de deux paumés, bousillés par la vie, désespérés, dépendants… et bourrés de charme. 

On retrouve la structure classique du conte de fée, du récit mythique, où le héros (alcoolique, quitté par sa femme, viré de son job de scénariste) abandonne tout (brûle tous ses biens, passeport compris, vend sa voiture…), pour se lancer dans un le Monde de l'Aventure (Las Vegas)… mais cette fois, en quête… d'une mort éthylique.

Ce qui est beau, c’est qu’il y a quand même la vie, l’appel à la vie de l’amour naissant entre Ben (Nicolas Cage) et Sera (Elisabeth Shue). Une vraie romance… 
Et ça marche fort. 
On a tous vécu ce genre de sentiments, pratiqué ce lyrisme romantique et désespéré, souvent lié à un état d’ivresse triste. 
Et les personnages y croient : ils sont sincères et francs. 
« How long will it take you to drink yourself to death ? », demande Sera. 
« I’d say about three to four weeks », répond Ben, heureux, même au bord du précipice, de trouver quelqu’un qui l’accepte tel qu’il est. 

Autre scène qui m'a paru familière : lorsqu’on les découvre, au crépuscule, en train de regarder « Le Troisième Homme », sur un téléviseur sorti sur la terrasse du motel sordide où Sara l’a entraîné pour une escapade amoureuse, dans le désert environnant Las Vegas. 

Le film a été tourné en 16mm !  J’avais aimé l'utilisation du téléobjectif pour styliser l'arrière-plan lumineux et mouvants de La ville-lumière contemporaine. 

Le casting est excellent. 
Comme d’habitude, Cage est génial et fin. Impressionnant dans ses crises de delirium tremens. Il paraît que le film a relancé sa carrière. 
Je l’adore dans la scène où il ramène Sera chez lui la première fois. A peine arrivé, il pense à se soûler. Il lui demande ce qu’elle boit. Une tequila. Elle lui plait vraiment. Elle s’éclipse. Il prépare le verre, déjà amoureux… Puis :
“The drink’s ready!…” Elle revient, pratiquement nue en disant : 
“You can do pretty much whatever you want. You can fuck me in the ass. 
 - Oh my God! 
- You can come on my face. 
 - Ooo! 
- Whatever you wanna do. Just keep it out of my hair, I just washed it.” 

Avec justesse et délicatesse, Figgis met en scène des petits gestes : alors que Sera, la tête sur le torse de Ben, se livre un peu, Ben approche sa main au-dessus de son épaule, et la laisse ainsi, sans oser la poser… 

Elisabeth Shue aussi est un très bon choix : elle a un côté pur (avant ce film, elle était abonnée aux rôles de fiancée modèle), droit (pas pervertie par sa vie de call-girl) et solide (elle tient le coup, alors qu’elle est sous la coupe d’un mac psychopathe). C'est Julian Sands qui joue cet effrayant Youri : “You don’t need to fear me because you and me we belong together” 
Et quand il lui fait l’amour comme on fait la haine : “You’re alone. So am I.” 

Il y a près de 20 ans, une scène m’avait choqué : quand Sera se fait violenter par une bande de petits cons défoncés. 
C'est d’autant plus pénible que Figgis la filme comme si l’on était l’un de ces mecs défoncés qui prend un caméra. Cette scène, la plus impressionnante du film, préfiguraient la violence des images pornographiques diffusées aujourd'hui à profusion sur le net. 

Mike Figgis fait une apparition dans le film (un mafieux énigmatique qui fixe Ben, dans une station-service). Il a une tête intéressante. Anglais. Compositeur de musique. Il avait formé un groupe à Londres dont le chanteur était… Brian Ferry ! 
Mais en revoyant le film, j’ai trouvé trop présente la musique jazzy qu'il a lui-même composée. 
Et je n’aime pas la voix de Sting. Les séquences un peu clips m'ont donc moins plu.

« Leaving Las Vegas »… Le titre trace une ligne de fuite qui n’apparaît jamais dans le destin de Ben : il quittera sûrement cette ville où il a choisi de se suicider, mais les pieds devant. C’est probablement plutôt le destin de Sera qu’évoque le titre. Elle seule prend d'ailleurs la voix du narrateur, dans les scènes où elle raconte à un psy invisible les traumatismes de sa vie de hooker

 … 

Dans mes notes et réflexions sur le désir mimétique (www.oraetlabora.net), je tape « Las Vegas », et je tombe sur ce passage : 

« Lucifer, celui qui n’a pas supporté la création de l’homme, était le plus beau des anges. Lucifer, le démon porte-lumière, met la lumière au service de sa propre obscurité. 

Dans le livre d'Hénoch, texte aprocryphe (du grec « apocruphos »=secret), les démons sont des anges déchus qui s'abattent sur terre comme des étoiles. Saint Luc y fait allusion en attribuant au Christ ces paroles : "Je voyais Satan tomber du ciel comme l'éclair". 

Las Vegas, “ville-lumière artificielle" dans l'obscurité permanente, est la Ville du Serpent, le miroir aux alouettes. 

Or d’après Roger Caillois, les jeux de hasard sont les seuls spécifiquement humains. Le hasard (de l'arabe "az-zahr" = dé d'un jeu appelé "jeu de Dieu") renvoie au tirage au sort du bouc émissaire. 
L'unité (quelconque) émerge d'une multiplicité, comme dans la résolution sacrificielle des conflits nés de la rivalité mimétique. 
 La classification des jeux selon Caillois peut se lire en fonction du processus mimétique : 
 - mimicry : imitations, mimes, mascarades, théâtres 
 - agon : compétition, lutte des doubles, courses, boxe 
 - ilinx : vertige, cabrioles, paroxysme hallucinatoire de la crise mimétique 
 - hasard : le procédé aléatoire devient sa propre fin 

La logique du désir mimétique elle-même est une logique du pari : à partir d'un certain degré de malchance, le joueur malheureux ne renonce pas, mais il mise des sommes toujours plus fortes sur des probabilités toujours plus faibles ; c’est ce que fait le sujet du désir mimétique. Jusqu’au jour où il déniche l'obstacle insurmontable sur lequel il se brise (peut-être la vaste indifférence du monde). 

Le désir mimétique est un pari où l'on ne peut jamais gagner. 
C’est parier sur un mirage.

Lucifer, comme les enseignes des casinos de Las Vegas, détourne le regard humain de la lumière du Soleil. 
La racine indo-européenne de Dieu est "dei" = briller. 
Elle se retrouve dans "dyew" (ciel lumineux), "diurnus" (jour), Zeus, Jupiter (="dyeu-peter" : ciel-père), deva (en sanscrit), et deux fois dans jeudi = "jour de Dieu". 

Parier sur l’obscénité (du latin « obscenus » = de mauvais augure) de Las Vegas plutôt qu’écouter la Bonne Nouvelle (« Evangelon » en grec) répandue à tous au grand jour ? 

Le péché (en grec : "manquer la cible" ; en latin : "faux pas", notamment faux pas d'un cheval dans une couse de chars) est ce qui détourne la conscience de la vérité. » 

...

 Leaving « Sin City »…

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