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jeudi 24 mai 2012

« The Night of the hunter » de Charles Laughton (1955), avec Robert Mitchum, Shelley Winters, Lillian Gish, Billy Chapin

Charles Laughton n’a réalisé qu’un seul film et c’est un chef d’œuvre… 
Pour moi, peut-être l’un des plus beaux films sur l’enfance, pour l’enfant (Edgar Morin a très bien montré que la perception filmique présente tous les aspects de la perception magique, commune au primitif, à l'enfant et au névrosé : le sujet, au lieu de se projeter dans le monde, absorbe le monde en lui par un processus d'identification). 

Ils sont deux enfants : John (Billy Chapin), 11 ans, et sa petite sœur Pearl (Sally Jane Bruce), 4 ans. Avec les deux, on a des degrés différents de compréhension, de conscience, d’expression, d’ingénuité.
Mais le film exprime plutôt la vision perçue par John, le héros du film. 

Toute l’esthétique du film est empreinte à la fois de simplicité et d’une incroyable intensité.

SIMPLICITÉ 

 • écriture : montage très « émotionnel » ;

 • combat : love/hate, le bien/le mal ; 

 • chromie : noir/blanc ; 

 • lumière : beaucoup de clairs-obscurs tranchés ; 

 • musique : juste assez, humble (« C’est à la demande expresse du réalisateur que le compositeur Walter Schumann a du s’inspirer directement des images du film pour écrire sa partition. », racontera le directeur de la photo, Cortez, trente ans 
plus tard.) Simple comme la cruelle chanson "Hing Hang Hung", sorte de comptine répétitive et monotone, « quelque chose d’atonal, terriblement dénué de relief et sans âme » (Davis Grubb, auteur du roman qu’il a lui-même contribué à adapter avec Agee et Laughton).

INTENSITÉ

• impression de vulnérabilité face aux adultes et leur monde (« It’s a hard world for little things » soupirera Rachel, à la fin)

• effroi face à des forces inconnues, qui nous dépassent (les ombres sont menaçantes, cf le chapeau de Harry, le pasteur psychopathe interprété par Robert Mitchum) ; 

• tout cela porté à un niveau extrême, car les traumatismes vécus par John et Pearl sont quasiment les pires qu’un enfant puisse connaître (ils deviennent orphelins en quelques mois, après avoir vécu le pire des cauchemars). 
A ce sujet, l’analyse de Charles Tatum Jr est d’autant plus pertinente que le scénario de « Night of the Hunter » est imprégné de psychanalyse : « En assistant à la mort symbolique de son père (son arrestation, prélude à l’exécution proprement dite), John en a conçu un sentiment de culpabilité, 
d’autant plus qu’avant de mourir Harper l’a désigné comme dépositaire de son fatal secret. En conséquence de ce traumatisme initial, les épreuves que subira le jeune garçon seront liées à la fois à ce poids oppressant et à l’impossibilité qui en découle d’accéder à l’âge adulte (c’est-à-dire de prendre en charge l’autorité masculine, notamment vis à vis de sa petite sœur). » 

• intensité de la solitude quand John se retrouve sans allié au moment d’affronter le dragon : son vieux complice Birdie (James Gleason) noie ses peurs dans l’alcool ; sa petite sœur Pearl commence à se laisser prendre par le sommeil ; et « le Prédateur » les poursuit. 

• rythme dramatique qui ne laisse pas de répit : aucun apitoiement n’est possible. Le rythme impose le combat pour la survie, et fait ressortir la dignité de l’enfant ; à cette dignité répond celle de Rachel (Lillian Gish), leur mère adoptive, qui les recueille, tels des Moïses sauvés des eaux. Elle la reconnaît d’ailleurs, cette dignité : « You know, when you're little, you have more endurance than God is ever to grant you again. Children are man at his strongest. They abide.” 

• rapports humains tout de pudeur, de délicatesse dans leur expression, de finesse dans leur écriture (magnifique scène finale où John reçoit de Rachel une montre, qui figure la récompense de son voyage initiatique) 

La simplicité binaire et l’intensité : Laughton était lui-même déchiré par ses contradictions intimes : homosexuel notoire qui n’en est pas moins resté fidèle à son épouse ; jouant sur scène et à l’écran toutes sortes d’empereurs débauchés, de rois polygames et cruels, d’artistes et savants fous… et lisant des passages de l’Ancien testament dans les populaires émissions radiophoniques «Reading from the Bible»…
J’ai beaucoup aimé la scène de halte dans leur descente du fleuve. 
Il y a l’appel de l’agneau, qui décide John à passer la nuit à terre. 
Et puis, il y a ces deux bâtiments de ferme, dans la nuit. Une voix de femme chante comme une berceuse. 
Les enfants s'approchent, voient un oiseau en cage. Ils n’entrent pas. 
John décide d’aller plutôt dans l’étable, où ils vont pouvoir se reposer, sur la paille, près des pis gonflés de lait, en écoutant la chaude voix maternelle, qui les berce, sous la lune.… John sait qu’il ne peut pas se réfugier dans les jupes d’une mère. Effectivement, à la fin de la nuit, un autre chant va surgir de loin comme une menace, les poussant à nouveau à fuir sur le fleuve.

Chaque plan est magnifique. Charles Laughton jouit de la complicité d’un directeur de la photo inspiré, en la personne de Stanley Cortez (qui avait signé la photo de « The Magnificent Ambersons » d’Orson Welles et qui signera celle, non moins singulière et puissante de « Schock Corridor » de Samuel Fuller). 

Laughton créé des images fortes, expressionnistes : la chambre nuptiale métamorphosée en chapelle d’un sacrifice humain ; le cadavre de la mère sous l’eau, la longue chevelure blonde portée par les courants, comme les algues qui ondoient autour d’elle… 
Ces images-archétypes sont directement inspirées de l’amour du grand comédien 
anglais pour le théâtre de Shakespeare (Ophélie), ou les films expressionnistes allemands (« Le Cabinet du Dr Caligari »). 

A sa sortie, « Night of the Hunter » a été boudé, notamment par la critique française, qui n’a pas aimé ce qui était perçu comme un « désordre esthétique », fait de « boursouflures » et d’assemblages formels. 
Il est vrai que pour son film, Laughton (55 ans à l’époque) n’a pas eu de compte à rendre à un studio hollywoodien : il a joui d’une liberté artistique totale. 
Mais la variété des influences m’apparaît plutôt comme un élément enrichissant l’univers très personnel (et pour moi très cohérent) créé par le réalisateur. 



Prenons une autre source d’inspiration du film : les romans de Mark Twain (cf par exemple le rôle de premier plan joué par le fleuve comme véhicule d’un voyage initiatique). Ici le mode d’expression dominant, plutôt que l’épopée sur fonds social, est le merveilleux. 
Et c’est ce que j’adore. Cela donne cette séquence inoubliable de la fuite nocturne des enfants sur la barque. 

Mais si je devais retenir une source particulière d’admiration, ce serait la direction chorégraphique des comédiens. On y trouve, à l’image de Charles Laughton, à la fois : 

de l'énorme, du monstrueux : la position de Mitchum lorsqu’il séduit la veuve Willa Harper (Shelley Winters), au bord de l’eau : un pied sur un tronc, le torse penché au-dessus d’elle, il devient presque une silhouette de dessin animé ; ou la gestuelle folle de Mitchum juste avant qu’il « sacrifie » sa femme ; 

du fin et délicat : le geste incroyable de la petite Pearl, lorsque Harry fait sortir la lame de son cran d’arrêt ; d’un élan instinctif, sans quitter la lame des yeux, elle se rapproche et contourne la table, fascinée, à la fois effrayée et attirée. 
Ou aussi le magnifique geste de John lorsqu’ils viennent à peine d’échapper (ci-contre), in extremis, à Harry, qui hurle sa rage et sa frustration en les voyant s’éloigner sur leur barque, porté par le courant du fleuve : John, très posément, se retourne sur la barque pour poser la rame je crois, ou s’assoir, je ne sais plus… Mais, à ce moment-là, ce qui est extraordinairement frappant, c'est le calme et la sobriété du geste.

Tout, dans ce chef d'œuvre, est sublime et délicat comme le petit cadeau que John fait à Rachel, à la fin : une pomme, présentée dans le creux d’une serviette, dont il replie les bords avec une pince à linge trouvée à côté. 
Laughton atteint le lyrisme de Chaplin. 
James Agee (qui a co-écrit le film) vouait une admiration sans borne à Chaplin, à qui il avait envoyé, dès 1948, son projet de film « Le Vagabond d’un nouveau monde », pour que Chaplin se mette en scène, en vagabond survivant à une catastrophe atomique. 

 « Lorsqu’autrefois j’allais au cinéma », écrit Charles Laughton, « les spectateurs étaient rivés à leurs sièges, et fixaient l’écran, droit devant eux. Aujourd’hui, je constate qu’ils ont le plus souvent la tête penchée en arrière, pour pouvoir mieux absorber leur pop-corns et leurs friandises. Je voudrais faire en sorte qu’ils retrouvent la position verticale. » 

N’ayant malheureusement pas à me mettre en bouche ce « Vagabond d’un nouveau monde » par Chaplin, 

ne me reste qu’à me coucher 

et m’imaginer quelle œuvre magnifique cela aurait pu être…

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