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mardi 1 mai 2012

« Pola X », de Léos Carax (1999), avec Guillaume Depardieu, Katerina Golubeva, Catherine Deneuve, Laurent Lucas

Ce post détonne un peu dans ce blog dédié aux films que j'aime…
Mais Carax aime le cinéma, ses films sont ambitieux et ne laissent pas indifférents.
En l'occurrence, tout ce que je n'aime pas dans "Pola X" peut s’appliquer à ce qui m’agace chez Deneuve : un côté poseur, bidon, bourgeois (anti-bourgeois) et prétentieux… 

Au bout de dix minutes, j’espérais encore. J’étais prêt à me laisser séduire par une folie « téméraire » du film (pour reprendre un terme, très intéressant, et mis en exergue par Carax), mais j’ai attendu la magie en vain…

Pourtant j’ai bien aimé le côté « conte ». 

Et aussi que celui-ci soit « pondéré », mis à distance par des éléments réalistes. Par exemple, le fait qu’Isabelle (Katerina Golubeva) ne soit pas seule au début de la rencontre, mais accompagnée de deux fillettes russes : cela met en perspective, donne un point de vue distancié sur l’histoire de cette sœur « coming out of the blue »… 

A ce propos, la séquence nocturne dans la forêt, où Pierre (Guillaume Depardieu) rencontre pour la première fois Isabelle est proprement hallucinante. Ici s’imposent les qualités de cinéaste de Carax, téméraire dans la forme : la lumière crépusculaire, unique, sur l’errance du duo d’ombres (un fou guidé par une aveugle) à travers les branchages ; le travail très intéressant sur le souffle de Golubeva ; l’utilisation de son accent russe ; ses intonations lancinantes… 

Dans le même registre, les scènes « oniriques » (ci-contre) où Pierre vient sauver Isabelle dans une mer de sang, sous de sombres falaises, m'ont fortement impressionné. 
Les mouvements de caméra y sont incroyablement réussis, et j’admire le travail du directeur photo, Eric Gautier (que j’ai eu la chance, non comprise à l’époque, de côtoyer sur le tournage d’un mauvais court-métrage…). 

Mais, pour revenir à la séquence dans la forêt : dès que je m’extrayais un peu de l’effet hypnotique formel, dès que j’écoutais les propos de cette étrange et captivante apparition qu'est Isabelle, j’avais l’impression d'entendre quelque chose d’un peu superficiel… D’où une impression finale de « fake ». 
Et je ne sais pas si c’est voulu par Carax, mais ce côté « on retombe sur quelque chose de peu profond », est induit par le montage même : après cette séquence hallucinée et hallucinante dans la forêt -séquence qui explique le qualificatif de « cultes » que l’on donne souvent aux films de Carax-, celui-ci nous fait passer aussi sec à une réalité d’une grande platitude, dans la scène où Pierre (chemise blanche ouverte et pantalon seyant en flanelle) revient en pleine nuit en moto, ouvre le portail du château familial avec la télécommande (!), et répond à sa mère incestueuse, Marie (Catherine Deneuve), qui, sortie sur le porche, lui a demandé « Alors ? » : « - Alors, rien. » 

Même effet, mais à l'intérieur d'une séquence cette fois : Pierre déambule avec Isabelle dans les rues la nuit, il se rend à une soirée, où il s’introduit un peu de force ; Carax travaille la bande-son qui mixe la musique de la soirée et des sonorités métalliques, la tension monte… pour finalement aboutir à un petit théâtre sado-homo entre Pierre et Thibaut (Laurent Lucas), le troisième élément du triangle du désir mimétique.

Dialogues très littéraires. 
Scénario et mise en scène très stylisés, mais le lyrisme ne marche pas sur moi : et je le regrette d'autant plus que dans certaines scènes, je sentais qu'il y avait une direction qui aurait pu m'emporter, mais je n'ai pas "senti le souffle" : comme la scène où, alors que le narrateur vient de souligner le moment dramatique "un couple", Pierre et Lucie (Delphine Chuillot) sont assis en haut d'une colline (ci-contre et ci-dessous).

Certaines phrases m'ont touché : « Tu seras ma femme. Toute ma vie, j’ai attendu quelque chose qui me pousserait de là. »
Mais au final, l’ambition est vécue comme emphase, et je m’intéresse peu à la vision du réalisateur. Le film apparaît donc pour moi comme « arty », apprêté. 

Et certaines scènes m'ont paru totalement ratées : 
- celle où Marie s’adresse à son factotum : « Augusto… Parle, mais parle ! Sinon tu vas entendre ce qui va sortir de ma bouche ! » ;
- la scène de l’accident où Pierre perd le contrôle de sa moto et rentre littéralement dans une voiture garée (est-ce voulu ?…).

Ce qui est assez étonnant, intriguant, et finalement touchant, c'est que la vision de Carax ne manque pas de recul. Il donne le bâton pour se faire battre :
- les propos de l'éditrice. « Vous rêvez d’une œuvre de maturité, mais (…)  vous n’êtes pas né pour ça, Pierre. D’ailleurs vous n’y croyez pas vous-mêmes» ;
- les propos de Pierre : « J’écrirai ça, la vérité vraie, mais je ne suis pas encore prêt. » ou, plus loin : « Je suis un imposteur » ;
- les clichés invoqués : l'écrivain drapé dans sa couverture, ou avec sa canne et son long manteau noir.

Pour moi, un film, c’est une rencontre avec son auteur. Les films que j’aime me donnent toujours envie de rencontrer leurs auteurs. 
Dans « Pola X », à travers le personnage de Pierre, j’ai l'impression de rencontrer un artiste qui considère que sa plus grande témérité est de croire en ses rêves… 
Quels rêves ? Ceux qui se dessinent à l'horizon d’une quête tragique, condamnée d’avance, de l’âme sœur ? 

Pour René Girard, ce genre de rêves (comme celui de l'amour fou, cher aussi à Carax) participent de la mécanique mensongère du désir mimétique. « Pola X » pourrait être étudié à l’aune de la théorie du désir mimétique. 

Plus instinctivement, je me sens éloigné de ce "romantisme" très français, propre à un certain milieu social, où l'on se plaît à naviguer dans des relations perverties, confuses, incestueuses, empreintes d’un esprit de domination et d’une sexualité trouble… 

"Léos Carax", derrière ce nom qui claque comme une prétention recherchée, et auquel répond comme en écho le titre délibérément sibyllin du film, je découvre, après cette deuxième vision du film, qu’il y a en réalité un Alexandre Oscar Dupont, issu de la grande bourgeoisie industrielle. Adolescent, Léo/Alexandre aurait négligé ses études pour mener une vie de «rat de cinémathèque». A 19 ans, il est entré au Cahiers du Cinéma pour quelques temps. 
En décembre 1991, dans une interview aux Inrockuptibles, le réalisateur racontait : « C’était une enfance bourgeoise normale, avec des morts, des suicides, du sang, de l’alcoolisme, de la folie mentale, des détresses, des divorces… Et moi, j’étais extrêmement épargné, je n’étais pas trop relié. » 

"J’ai envie de rencontres », confiait-t-il alors. 
"Pola X" est peut-être l’histoire de sa rencontre avec le couple Katerina Golubeva / Sharunas Bartas (qui joue le "gourou" dans le film). 

Il faut dire que Golubeva est sublime…

Il est triste et troublant de penser qu'elle a eu une fin tragique et prématurée (il y a quelques mois), comme Guillaume Depardieu…


Le terme de "téméraire" souligné dans le film m'a donné envie de retrouver des notes écrites il y a quelques années à ce sujet. J'en livre ci-dessous deux extraits :

Le premier extrait :
"Pour les anciens Grecs, la « hubris », la démesure, l’insolence outrecuidante, qu’elle fût dirigée contre les dieux ou contre ses semblables, ou contre la nature, devait nécessairement être suivie, tôt ou tard, d’une façon ou d’une autre, par la « nemesis » vengeresse, la Juste Colère…" 

Personnellement, je trouve ça intéressant, mais ça ne me touche pas vraiment. Au mythe, je préfère les Ecritures. Et ce deuxième extrait est plus personnel. C'est une méditation de l'épisode de la tentation du Christ au désert, dans l'Evangile selon saint Luc (4,1-13):

"Trois tentations. 
Chaque tentation pervertit les éléments du triangle du désir. 

Où est le mal dans la première suggestion du diable ? Finalement, si Jésus transformait cette pierre en pain, il ne ferait de mal à personne. 
En réalité, le diable essaie de confondre Jésus sur l’Objet de son désir. Il lui suggère la satisfaction de son besoin (« il eut faim »)
Mais Jésus s’est imposé un jeûne de 40 jours, il sait ce qu’il veut : l’Objet de Son Désir est métaphysique. 
Le malin se met au diapason et situe la tentation sur le plan métaphysique. Il ne dit pas : « Si tu as faim, transforme cette pierre », mais « Si tu es Fils de Dieu… ». 
Et s’il avait dit « puisque tu es Fils de Dieu, dis à cette pierre… » etc, la finalité aurait été clairement « manger ». 
Mais il tente en même temps de brouiller l’enjeu véritable de sa tentation (la finalité de l’action) en se mettant dans une position de défi métaphysique. Il feint de mettre à l’épreuve la nature du sujet du désir (être le Fils de Dieu) pour entraîner celui-ci dans la rivalité mimétique. 
Jésus ne se laisse pas séduire : il sait que le malin voudrait déplacer l’objet de Son Désir (du Saint-Esprit au pain) et se substituer du même coup à Son Modèle divin. 

Démasqué, le diable attaque alors en frontal le triangle du Désir. 
Mais cette fois, il ne joue plus sur la rivalité mais sur l’admiration. 
Il propose un nouveau modèle (lui-même) et un autre objet, les chimères métaphysiques humaines : prestige, pouvoir, gloire etc… 
Mais Jésus ne s’en laisse pas compter : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et à lui seul tu rendras un culte. » 

Alors le diable feint de respecter le triangle du Désir christique, mais il tente d’en pervertir la dynamique, l’esprit même : « Saute dans la mort, tu auras la gloire grâce à ton Père ! ». Cette troisième tentation est à la fois la plus fondamentale et la plus pernicieuse. 
Elle se situe un degré au-dessus des deux autres en proposant le contrôle de l’incontrôlable. Il s’agit ici de mécaniser le désir pour obtenir un résultat immédiat et contrôlé. Au lieu d’une relation où Jésus laisse faire le miracle de la Vie, le diable propose une mécanique fonctionnelle où les autres (Dieu, les anges) sont instrumentalisés. Il suggère à Jésus d’appuyer sur un bouton pour vérifier le bon fonctionnement de l’amour du Père. 
Sa logique est une logique de mort, comme l’illustre la fin tragique des sœurs de Psyché : mues par l’avidité, le désir mimétique perverti, elles sautent comme Psyché… mais s’écrasent. 
Le Christ, Lui, sait vraiment ce qu’Il veut et avec cohérence : Sa logique est un logique de vie, et la gloire divine une gloire d’amour oblatif… 
Etre orgueilleux dans la pauvreté, c’est être riche de son orgueil. 
Jésus demeure dans le véritable amour qui ne se commande pas ni ne manipule… Il sait que le geste suicidaire proposé par le tentateur le réduirait à un disciple masochiste du Père. Il connaît le pouvoir passif-agressif du masochiste. Il sait que le cercle mimétique est une tentative d’enfermement des trois éléments du désir. 
Il répond avec bon sens, c’est-à-dire avec le discernement du cœur qui a vu la finalité de la proposition diabolique : tenter Dieu. 
Tenter, c’est toujours « essayer juste pour voir », avec le petit frisson de danger qui caractérise la sombre témérité du désir infantile… et l’on entraîne le modèle dans sa chute… 
S’il cédait, le Christ agirait comme le diable, en tentateur. 
Il résiste ici à la tentation (passive) de la tentation (active). Au fond, il dit « non » au diable qui sous-entend : « Deviens Moi», « Deviens mon double mimétique ». 
Après la rivalité qui excite, l’admiration qui trouble, le diable joue sur l’identification qui annihile l’autre dans l’illusion."


Ainsi, quelque part, "Pola X" me fait penser à la troisième tentation de Jésus par le Diable, dans le désert…

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