« Ce qu'il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu
a choisi pour couvrir de confusion les sages ; ce qu'il y a de faible dans le
monde, voilà ce que Dieu a choisi pour couvrir de confusion ce qui est fort ;
ce qui est d'origine modeste, méprisé dans le monde, ce qui n'est rien, voilà
ce que Dieu a choisi pour détruire ce qui est quelque chose, afin que personne
ne puisse s'enorgueillir devant Dieu. »
Cet extrait de la première lettre de saint Paul aux
Corinthiens placé en liminaire du film résume tout ce que Rosselini a voulu
transmettre.
Et c'est en cela que "Les 11 Fioretti de François
d'Assise", ce film à propos duquel Martin Scorsese aurait dit n'avoir jamais vu de film qui lui fut comparable, me paraît être un chef d'œuvre.
J'adore le simple d'esprit… la scène où François l'accueille
est extraordinaire. Sa manière de répéter les derniers mots de François dans
une perpétuelle approbation. Un exemple littéral d'un mimétisme bien compris :
les saints sont les seuls bons "objets" humains pour notre désir mimétique.
Et les mots de Paul précités rappellent la qualité fondamentale des saints. Le
plus merveilleux est que Giovanni il Sempliciotto ne se rend compte que
tardivement que le Frère qu'il imite depuis le début n'est autre que celui
qu'il désire suivre : "Francesco !…"- "Ma que cosa vuoi da Franceso ?"(…) "Ma sono Io Francesco !…" - Oooh Francesco !", et il le prend dans
ses bras.
Autre compréhension totale selon moi du phénomène mimétique
et illustration de la méthode pour l'orienter de manière bénéfique et sortir
ainsi de la violence qu'il crée habituellement : la scène du duel entre Fra
Ginapro et Nicolaio, le tyran de Viterbe. J'ai repris cette idée dans un
scénario. C'est la seule manière d'affronter celui qui s'est mis en position de rivalité, l'ennemi. Cela peut paraître naïf,
mais avec une confiance totale, c'est l'efficacité de la foi des saints, de
pauvres gars comme Fra Ginapro qui finissent, avec l'aide de l'Esprit, par
vaincre les tyrans. Car Nicolaio fait finalement lever le camp, et c'était
le but initial du frère "chien fou"…
Fra Ginapro est passé à deux doigts de la mort, s'est fait
torturer…
C'est rude, notamment quand il se fait traîner… (petite incise : les barbares dans un film aujourd'hui ne se contenteraient pas de se le balancer
comme une balle, ils le roueraient de coups…)
Quoi qu'il en soit, ce qui est proprement magique dans la
réalisation de Rosselini, c'est que ce choix (notamment la chorégraphie du
frère balloté) permet d'incarner, dans le corps du pauvre moine errant, toutes
ses qualités de souplesse à l'Esprit, de sourire dans l'épreuve… avec ce moment
d'acmé de la séquence : quand Fra Ginapro saute parmi ses poursuivants, d'un
saut inhumain, non soumis à la seule loi de la gravitation terrestre…
Les décors en extérieurs sont simples et la photo en
restituent la beauté : la nature, les constructions humaines, toujours modestes
ou en ruines…
J'aime beaucoup la bande-son musicale, surtout sur les
cartons d'introduction de chaque Fioretti : c'est difficile à retranscrire… Ce
qui me plaît c'est comment elle procède par intrusion de fines nappes, qui
semblent venir de loin, s'estomper, et revenir de loin, par intermittence… Idée
à garder…
Francesco tombe terre et gémit une prière de tristesse, de
désespoir, une lamentation…
Puis il entend le son d'une clochette.
Il va à la rencontre du lépreux dans la forêt.
Cette scène, très contrastée, est un moment de cinéma atemporel.
Je ne sais pas si elle a inspiré Carax pour la scène de "Pola X" (cf post), mais en tous cas ici, il n'y a aucun dialogue, et on est dans le vrai.
Cette scène, très contrastée, est un moment de cinéma atemporel.
Je ne sais pas si elle a inspiré Carax pour la scène de "Pola X" (cf post), mais en tous cas ici, il n'y a aucun dialogue, et on est dans le vrai.
Merveilleux pétales voletant qui accompagnent Francesco et un
de ses frères pendant toute la scène où ils vont apprendre, alors qu'ils seront chassés à coups
de bâtons par les habitants d'une maison où ils viennent annoncer la Bonne
Nouvelle, "ce qu'est la joie parfaite" ("Tout supporter
pour Dieu…")
Scène de Saint François en prière
parmi les oiseaux : emblématique de la réussite du film à partir d'un matériau casse-gueule…
Voici un extrait d'un texte de Henri Agel, paru en
1954 dans « Le cinéma et le sacré », dont je partage l'essentiel du
point de vue :
« Le film a suscité des réactions fort vives de la part
des critiques, surtout dans les milieux chrétiens. La majorité d'entre eux est
tombée d'accord pour dénoncer l'extrême pauvreté de l'ensemble (…)
Dépouillement, ont-ils dit, ne signifie pas insuffisance. (…)
Mais beaucoup de ceux qui ont consenti à aller revoir les
« Fioretti » arrivent à une conclusion sensiblement différente. Il
semble bien que Rossellini ait voulu se délivrer de cette routine, qui est
spirituellement un véritable non-sens et qui consiste à nous montrer les Saints
empreints, dans leur temps, de ce rayonnement que lui donnera,
seulement des siècles après, l'accord universel des chrétiens. (…)
Si l'auteur du film a choisi ce que nous appellerions
volontiers une esthétique de l'insignifiance - insignifiance dans une bonne
partie des péripéties comme dans la mise en scène privée de toute rhétorique-,
c'est par une sorte de mimétisme inspiré. C'est comme cela que les choses
étaient. Les moines allaient, venaient, chantaient, se réunissaient pour prier,
mus par une simplicité de cœur qui confinait à quelque douce démence. (…)
La Folie du monde est Sagesse de Dieu et la sagesse du monde
et Folie de Dieu dit Saint-Paul. Il fallait que ces gambadants, ces pauvres
garçons un peu « demeurés » parussent confiner au seuil de la désagrégation
mentale. A la limite, il fallait qu'ils apparussent en un sens comme des minus. Tel
est bien le cas pour le personnage central qui n'est pas saint François, mais
Ginepro.
Lui et ses compagnons, Rosselini nous les montre comme les vrais enfants de Dieu dans la mesure où leur conduite témoigne jusqu'à l'absurde, jusqu'au scandale, d'une désaffection parfaite de l’âme vis-à-vis des processus mentaux de l'adulte civilisé.
Et c'est ici que s’introduit l'élément surnaturel du film et
qu'apparaît son caractère sacré : chez ces êtres qui ont atteint la
transparence de la foi, Dieu a fait sa demeure ; Dieu se complaît en eux. Faisons
taire à notre tour la vigilance importune de la raison raisonnante et nous
sentirons Dieu, tout amour, présent au milieu de ces moines transpercés par une
pluie ruisselante, s'entassant dans la cabane auprès de leurs chef fraternel,
accueillant le vieux Jean et chantant avec lui devant l'hôtel, tourbillonnant
jusqu'au vertige, merveilleux pantins de Dieu, pour tomber dans la direction
qui doit marquer leur apostolat futur. Dieu est là, il se fait soudain une
étonnante qualité de silence et de recueillement devant la croix de la petite
chapelle (…) C'est Dieu qui intervient pour les petites choses comme pour les
grandes. Il inspire le porcher qui fera don de son porc dont on a coupé une
patte, comme il inspire le tyran guerrier qui fera lever le siège après une
étonnante entrevue avec Ginepro. La séquence, en dépit d'une légère
accentuation du style cirque, imposé sans doute à Fabrizi par le metteur en
scène, est d'une ligne très pure : le petit et fragile Ginepro, traîné,
ballotté, bafoué, voué ensuite à la mort, garde un sourire de joie et de paix
qui semble à l’abri de toutes les vexations et de toutes les tortures. C’est ce
sourire doucement radieux qui désarmera le tyran César. Ce petit homme qui
sourit, minuscule, mais immense de tout le Dieu qui est en lui, il déconcerte
prodigieusement la brute gigantesque et finit par lui faire entrevoir une
nouvelle réalité.
C'est aussi la communication de ce Dieu dont tous ici sont
imprégnés et qui est comme la respiration du film, qui s'accomplit dans la
rencontre entre François et le lépreux. Cette séquence émeut par les moyens les
plus sobres et les plus efficaces. François est en prière, plongé dans une
douloureuse méditation sur la souffrance du Christ (nous le supposons du moins)
quand il entend la clochette du lépreux allant à travers la campagne comme un
itinérant perpétuel. Il le suit pendant quelques instants, puis il l’aborde :
nous sentons que le lépreux, paria universel, n'est plus qu'un bloc de
ressentiment et de haine gelée, à force d'être fui et repoussé. L'accolade que
lui donne François fait soudain fondre cette glace d'enfer, et à son tour, en
un merveilleux geste de décontraction et de tendresse, il étreint le Père.
Bouleversante étreinte - un des moments les plus hauts du film. Puis il
s'éloigne lentement ; en se retournant à deux reprises. Toute la scène a eu
lieu sans un mot, dans une nuit claire et solennelle. François resté seul se
jette à terre et pleure : la caméra se lève sur l'immensité du ciel qu’elle cadre
pour finir. Rarement plus de choses essentielles ont été exprimées par les
moyens propres au cinéma : amour du Christ, amour de la créature, immense pitié
fraternelle pour sa détresse, tendresse pour la souffrance du Christ qui se
poursuit à travers ses membres blessés ; tout cela nous est communiqué avec une
discrétion et une vérité singulières (…)
Un regard distrait ou façonné par d'autres spectacles pourra
ne voir dans tout cela qu'une pantalonnade sans grandeur. Mais l'auteur nous
laisse précisément la liberté de discerner ou non la lumière de la grâce. »
Ce qui serait passé pour de la niaiserie chez tout autre , prend chez Roberto Rossellini
RépondreSupprimerune force unique et dévastatrice .
Qu'on ait pu parler «d'insuffisance» au sujet de ce film, semble surtout relever d'un refoulement face à l'évidence et à la simplicité insolente du message christique tel qu'il est porté par le film et que certains auraient préféré peut-être, gratifier de quelques finesses psychologiques pour mieux noyer le poisson dans l'eau .
Roberto Rossellini est un immense cinéaste et l'ascèse artistique de son geste ne souffre d'aucun dessèchement, on pourrait détailler infiniment la somme des qualités qui composent ce film, pourtant j'ai toujours éprouvé un sentiment étrange de joie et de déchirement à sentir que cette œuvre ne pouvait être réduite à cette somme et qu'un élan invisible l'accompagnait d'un bout à l'autre.
Je ne connais pas d'autre exemple de film à ce point pétri d'amour, d'intelligence et de beauté et dont jamais la présence ne soit à un moment ou a un autre, détournée d'elle même par le souci d'expression de ces mêmes qualités.
Merci pour ce beau commentaire…
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