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mardi 24 juillet 2012

"Les onze Fioretti de François d'Assise" de Roberto Rosselini (1950) avec Nazaro Gerardi, Peparuolo, Aldo Fabrizzi, Arabella Lemaître


« Ce qu'il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour couvrir de confusion les sages ; ce qu'il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour couvrir de confusion ce qui est fort ; ce qui est d'origine modeste, méprisé dans le monde, ce qui n'est rien, voilà ce que Dieu a choisi pour détruire ce qui est quelque chose, afin que personne ne puisse s'enorgueillir devant Dieu. »

Cet extrait de la première lettre de saint Paul aux Corinthiens placé en liminaire du film résume tout ce que Rosselini a voulu transmettre.

Et c'est en cela que "Les 11 Fioretti de François d'Assise", ce film à propos duquel Martin Scorsese aurait dit n'avoir jamais vu de film qui lui fut comparable, me paraît être un chef d'œuvre.
François et la communauté de moines qui le suit ont voulu vivre le Royaume de Dieu sur terre…

J'adore le simple d'esprit… la scène où François l'accueille est extraordinaire. Sa manière de répéter les derniers mots de François dans une perpétuelle approbation. Un exemple littéral d'un mimétisme bien compris : les saints sont les seuls bons "objets" humains pour notre désir mimétique. Et les mots de Paul précités rappellent la qualité fondamentale des saints. Le plus merveilleux est que Giovanni il Sempliciotto ne se rend compte que tardivement que le Frère qu'il imite depuis le début n'est autre que celui qu'il désire suivre : "Francesco !…"- "Ma que cosa vuoi da Franceso ?"(…) "Ma sono Io Francesco !…" - Oooh Francesco !", et il le prend dans ses bras.

Autre compréhension totale selon moi du phénomène mimétique et illustration de la méthode pour l'orienter de manière bénéfique et sortir ainsi de la violence qu'il crée habituellement : la scène du duel entre Fra Ginapro et Nicolaio, le tyran de Viterbe. J'ai repris cette idée dans un scénario. C'est la seule manière d'affronter celui qui s'est mis en position de rivalité, l'ennemi. Cela peut paraître naïf, mais avec une confiance totale, c'est l'efficacité de la foi des saints, de pauvres gars comme Fra Ginapro qui finissent, avec l'aide de l'Esprit, par vaincre les tyrans. Car Nicolaio fait finalement lever le camp, et c'était le but initial du frère "chien fou"… 

Fra Ginapro est passé à deux doigts de la mort, s'est fait torturer… 
C'est rude, notamment quand il se fait traîner… (petite incise : les barbares dans un film aujourd'hui ne se contenteraient pas de se le balancer comme une balle, ils le roueraient de coups…) 
Quoi qu'il en soit, ce qui est proprement magique dans la réalisation de Rosselini, c'est que ce choix (notamment la chorégraphie du frère balloté) permet d'incarner, dans le corps du pauvre moine errant, toutes ses qualités de souplesse à l'Esprit, de sourire dans l'épreuve… avec ce moment d'acmé de la séquence : quand Fra Ginapro saute parmi ses poursuivants, d'un saut inhumain, non soumis à la seule loi de la gravitation terrestre…
Les décors en extérieurs sont simples et la photo en restituent la beauté : la nature, les constructions humaines, toujours modestes ou en ruines…
J'aime beaucoup la bande-son musicale, surtout sur les cartons d'introduction de chaque Fioretti : c'est difficile à retranscrire… Ce qui me plaît c'est comment elle procède par intrusion de fines nappes, qui semblent venir de loin, s'estomper, et revenir de loin, par intermittence… Idée à garder…

Francesco tombe terre et gémit une prière de tristesse, de désespoir, une lamentation…
Puis il entend le son d'une clochette. 
Il va à la rencontre du lépreux dans la forêt. 
Cette scène, très contrastée, est un moment de cinéma atemporel. 
Je ne sais pas si elle a inspiré Carax pour la scène de "Pola X" (cf post), mais en tous cas ici, il n'y a aucun dialogue, et on est dans le vrai. 

Merveilleux pétales voletant qui accompagnent Francesco et un de ses frères pendant toute la scène où ils vont apprendre, alors qu'ils seront chassés à coups de bâtons par les habitants d'une maison où ils viennent annoncer la Bonne Nouvelle, "ce qu'est la joie parfaite" ("Tout supporter pour Dieu…")

Scène de Saint François en prière parmi les oiseaux : emblématique de la réussite du film à partir d'un matériau casse-gueule…

Voici un extrait  d'un texte de Henri Agel, paru en 1954 dans « Le cinéma et le sacré », dont je partage l'essentiel du point de vue :
« Le film a suscité des réactions fort vives de la part des critiques, surtout dans les milieux chrétiens. La majorité d'entre eux est tombée d'accord pour dénoncer l'extrême pauvreté de l'ensemble (…) Dépouillement, ont-ils dit, ne signifie pas insuffisance. (…)
Mais beaucoup de ceux qui ont consenti à aller revoir les « Fioretti » arrivent à une conclusion sensiblement différente. Il semble bien que Rossellini ait voulu se délivrer de cette routine, qui est spirituellement un véritable non-sens et qui consiste à nous montrer les Saints empreints, dans leur temps, de ce rayonnement que lui donnera, seulement des siècles après, l'accord universel des chrétiens. (…)

Si l'auteur du film a choisi ce que nous appellerions volontiers une esthétique de l'insignifiance - insignifiance dans une bonne partie des péripéties comme dans la mise en scène privée de toute rhétorique-, c'est par une sorte de mimétisme inspiré. C'est comme cela que les choses étaient. Les moines allaient, venaient, chantaient, se réunissaient pour prier, mus par une simplicité de cœur qui confinait à quelque douce démence. (…)
La Folie du monde est Sagesse de Dieu et la sagesse du monde et Folie de Dieu dit Saint-Paul. Il fallait que ces gambadants, ces pauvres garçons un peu « demeurés » parussent confiner au seuil de la désagrégation mentale. A la limite, il fallait qu'ils apparussent en un sens comme des minus. Tel est bien le cas pour le personnage central qui n'est pas saint François, mais Ginepro.

Lui et ses compagnons, Rosselini nous les montre comme les vrais enfants de Dieu dans la mesure où leur conduite témoigne jusqu'à l'absurde, jusqu'au scandale, d'une désaffection parfaite de l’âme vis-à-vis des processus mentaux de l'adulte civilisé.
Et c'est ici que s’introduit l'élément surnaturel du film et qu'apparaît son caractère sacré : chez ces êtres qui ont atteint la transparence de la foi, Dieu a fait sa demeure ; Dieu se complaît en eux. Faisons taire à notre tour la vigilance importune de la raison raisonnante et nous sentirons Dieu, tout amour, présent au milieu de ces moines transpercés par une pluie ruisselante, s'entassant dans la cabane auprès de leurs chef fraternel, accueillant le vieux Jean et chantant avec lui devant l'hôtel, tourbillonnant jusqu'au vertige, merveilleux pantins de Dieu, pour tomber dans la direction qui doit marquer leur apostolat futur. Dieu est là, il se fait soudain une étonnante qualité de silence et de recueillement devant la croix de la petite chapelle (…) C'est Dieu qui intervient pour les petites choses comme pour les grandes. Il inspire le porcher qui fera don de son porc dont on a coupé une patte, comme il inspire le tyran guerrier qui fera lever le siège après une étonnante entrevue avec Ginepro. La séquence, en dépit d'une légère accentuation du style cirque, imposé sans doute à Fabrizi par le metteur en scène, est d'une ligne très pure : le petit et fragile Ginepro, traîné, ballotté, bafoué, voué ensuite à la mort, garde un sourire de joie et de paix qui semble à l’abri de toutes les vexations et de toutes les tortures. C’est ce sourire doucement radieux qui désarmera le tyran César. Ce petit homme qui sourit, minuscule, mais immense de tout le Dieu qui est en lui, il déconcerte prodigieusement la brute gigantesque et finit par lui faire entrevoir une nouvelle réalité.
C'est aussi la communication de ce Dieu dont tous ici sont imprégnés et qui est comme la respiration du film, qui s'accomplit dans la rencontre entre François et le lépreux. Cette séquence émeut par les moyens les plus sobres et les plus efficaces. François est en prière, plongé dans une douloureuse méditation sur la souffrance du Christ (nous le supposons du moins) quand il entend la clochette du lépreux allant à travers la campagne comme un itinérant perpétuel. Il le suit pendant quelques instants, puis il l’aborde : nous sentons que le lépreux, paria universel, n'est plus qu'un bloc de ressentiment et de haine gelée, à force d'être fui et repoussé. L'accolade que lui donne François fait soudain fondre cette glace d'enfer, et à son tour, en un merveilleux geste de décontraction et de tendresse, il étreint le Père. Bouleversante étreinte - un des moments les plus hauts du film. Puis il s'éloigne lentement ; en se retournant à deux reprises. Toute la scène a eu lieu sans un mot, dans une nuit claire et solennelle. François resté seul se jette à terre et pleure : la caméra se lève sur l'immensité du ciel qu’elle cadre pour finir. Rarement plus de choses essentielles ont été exprimées par les moyens propres au cinéma : amour du Christ, amour de la créature, immense pitié fraternelle pour sa détresse, tendresse pour la souffrance du Christ qui se poursuit à travers ses membres blessés ; tout cela nous est communiqué avec une discrétion et une vérité singulières (…)
Un regard distrait ou façonné par d'autres spectacles pourra ne voir dans tout cela qu'une pantalonnade sans grandeur. Mais l'auteur nous laisse précisément la liberté de discerner ou non la lumière de la grâce. »

2 commentaires:

  1. Ce qui serait passé pour de la niaiserie chez tout autre , prend chez Roberto Rossellini
    une force unique et dévastatrice .
    Qu'on ait pu parler «d'insuffisance» au sujet de ce film, semble surtout relever d'un refoulement face à l'évidence et à la simplicité insolente du message christique tel qu'il est porté par le film et que certains auraient préféré peut-être, gratifier de quelques finesses psychologiques pour mieux noyer le poisson dans l'eau .
    Roberto Rossellini est un immense cinéaste et l'ascèse artistique de son geste ne souffre d'aucun dessèchement, on pourrait détailler infiniment la somme des qualités qui composent ce film, pourtant j'ai toujours éprouvé un sentiment étrange de joie et de déchirement à sentir que cette œuvre ne pouvait être réduite à cette somme et qu'un élan invisible l'accompagnait d'un bout à l'autre.
    Je ne connais pas d'autre exemple de film à ce point pétri d'amour, d'intelligence et de beauté et dont jamais la présence ne soit à un moment ou a un autre, détournée d'elle même par le souci d'expression de ces mêmes qualités.

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